Dominique Pian
Philosophe membre du Conseil d’orientation de l’EREB
Rennes 6 octobre 2022,
Nous nous lançons des défis pour dépasser nos atermoiements, pour ne pas renoncer à nos exigences les plus élevées, pour surmonter les obstacles qui se dressent devant nous. Il y a une continuité entre défi et difficulté puisque par définition tout défi est une dynamique qui nous amène à surmonter une difficulté.
Sous sa forme primitive le défi était encore plus une provocation à relever au nom d’un code d’honneur. Fondamentalement la réflexion éthique dans le domaine médico-social, parce qu’elle se conjugue bien souvent avec le défi clinique et parce qu’elle questionne des attitudes, des conduites, des choix face à des semblables fragilisés, invite ainsi à un dépassement de ce qui est banalisé, codifié, pour retrouver une reconnaissance de l’humain qui ne se limite pas au prendre soin présent.
Il serait indécent pour un regard philosophique extérieur de prétendre énumérer de tels défis mais il y a bien une approche philosophique de la question en s’interrogeant simplement sur ce que signifie une réflexion éthique par rapport à la démarche classique de réflexion.
C’est une réflexion qui ne part pas de nous, c’est une réflexion dont l’objet pour une bonne part nous échappe et c’est une réflexion dont nous sommes pourtant entièrement responsables. En retrouvant la pensée d’Emmanuel Levinas, même si elle ne portait pas sur l’éthique médicale, il est possible de retenir trois termes qui caractérisent la singularité de cette réflexion et par là même les défis qu’elle doit relever : extériorité, altérité, proximité.
Le tableau de Rembrandt philosophe en méditation est une illustration parfaite de la démarche de réflexion telle qu’elle a pu se développer avec l’avènement de la philosophie du sujet : Un sage à l’âge vénérable et retiré du monde au bas d’un escalier en colimaçon semble faire un retour sur lui-même dans une correspondance parfaite entre son immobilité physique et sa démarche de pensée. Tout se joue dans une intériorité que le spectateur est invité à saisir par le jeu du clair-obscur de la lumière du tableau. Le philosophe médite peut-être sur le monde mais il est retiré du monde, il conduit ses pensées. Immanquablement, nous assimilons ce cadre serein de la réflexion à la démarche cartésienne du sujet qui médite avec une disponibilité qu’autorise la rupture entre la spéculation et l’action. La réflexion ne va pas sans interrogations, sans une mise en doute de nos certitudes mais nous demeurons maître de nos pensées.
Leibniz, tout en prenant ses distances avec le cogito cartésien, résume ainsi la réflexion classique en « une attention portée à ce qui est en nous »[1]. Or la réflexion éthique est tout le contraire de cette démarche : elle ne part pas de nous et ne revient pas à nous, elle ne relève pas de l’intériorité mais de l’extériorité. Il n’y a plus un sujet libre dans ses pensées et disposant par ailleurs d’une morale par provision si l’urgence de l’action se manifestait, il faut penser une réalité de l’expérience du monde déconcertante où même l’adage commun : « Il faut réfléchir avant d’agir » perd de son sens. Le modèle optique de la réflexion est lui-même brouillé, il n’y a plus d’égalité entre l’angle d’incidence et l’angle de réfraction, la réflexion éthique demande plus qu’une inflexion de la direction de nos pensées mais bien une conversion de l’exercice même de la pensée.
La pensée ne peut plus faire retour sur elle-même faute de pouvoir se diriger et s’infléchir par des règles et des lois structurantes. La réflexion éthique n’est plus re-présentation rassurante mais mise en présence déconcertante, d’où l’analogie remarquée entre la démarche éthique et l’appréciation esthétique. Bien plus, nous ne pouvons plus reproduire nos schémas de pensée, il faut tenter de rendre présent ce qui est absent.
Michel Foucault dans le premier chapitre des Mots et des choses analyse dans le tableau les Suivantes de Velasquez la mise en abyme à l’œuvre dans la démarche ordinaire de réflexion. C’est par excellence une démarche de « représentation de représentation » selon les lois de la perspective classique. Or la réflexion éthique relève tout au contraire d’une perspective inversée comme dans la version des Joueurs de cartes de Cézanne du musée d’Orsay où la table du jeu est inclinée vers le spectateur du tableau ainsi confronté à la confrontation des joueurs. Il n’y a plus de place pour un jeu sans fin de miroirs comme chez Vélasquez où « Tout autour de la scène sont déposés les formes et les signes de la représentation »[2], nous sommes dans un huis clos, dans un affrontement qui par la tension dramatique de son surgissement nous arrête. Tout se joue entre les deux joueurs mais comme spectateur nous ne pouvons rester indifférent : les joueurs se défient et nous sommes mis au défi d’appréhender cet échange. La belle totalité s’écroule pour laisser place à l’infini selon la formulation de l’œuvre majeure de Levinas qui a justement pour sous titre Essai sur l’extériorité. Nous ne sommes plus dans « le même » mais « l’autre », le tout autre.
La réflexion éthique bouleverse ainsi nos constructions logiques ordinaires, nous ne pouvons plaquer sur l’altérité les déductions de nos représentations. L’expression « se mettre à la place de l’autre » perd définitivement tout son sens. L’altruisme, l’attention à l’autre qui n’est que projection sur l’autre n’a plus de sens.
Cette mise en présence d’une altérité déjà en soi dérangeante comme méthode de penser est encore aggravée par l’impossibilité de convoquer véritablement dans la réflexion éthique l’objet à penser qu’elle se donne. Ni la construction de l’objet de connaissance sur le modèle kantien, ni la belle totalisation hégélienne de nos idées deviennent possibles. Non seulement l’objet de réflexion est un sujet indépendant de notre compréhension mais nous ne pouvons saisir qu’une part des relations qui le constituent. La réflexion éthique ne peut prétendre saisir ce qu’elle ne peut véritablement appréhender. La réflexivité doit laisser place à la responsabilité qui devient la structure première de la subjectivité.
La théorie du visage chez Levinas prend alors tout son sens pour identifier cette altérité : « La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’autre en moi, nous l’appelons en effet, visage »[3]. L’altérité est extériorité absolue. Comme le sujet cartésien est déconcerté face à un lnfini divin parce qu’il ne peut au mieux se représenter qu’un indéfini, l’altérité chez Levinas dépasse toute saisie par notre entendement. « Le visage de l’autre dans la proximité – plus que représentation – est trace irreprésentable, façon de l’Infini »[4] écrit encore Levinas. Une présence sans représentation.
Cette proximité de l’autre détermine pour l’auteur la forme nouvelle de la responsabilité, non plus être responsable de ses actes mais responsable de l’autre plus encore « responsable de sa responsabilité ». L’altérité loin de mettre à distance ce qui du point de vue de la connaissance nous restera étranger devient le défi d’une responsabilité qui s’impose à nous comme un tourment. « …autrui s’approche essentiellement de moi en tant que je me sens -en tant que je suis- responsable de lui »[5]. Plus l’autre est vulnérable, plus il nous rend responsable.
Ainsi l’humilité dans la réflexion éthique n’est pas une fausse modestie mais la vraie conscience de nos limites et d’une préoccupation pour l’autre qui n’autorisera plus le repos. Qu’il s’agisse d’une éthique du soin au quotidien ou d’une réflexion de bioéthique nous ne pouvons prétendre appréhender ce qui ne peut être saisi clairement, et il nous faut pourtant réfléchir sur ce qui s’impose à nous malgré nous. « Autrui me regarde »[6] dit encore Emmanuel Levinas en jouant sur le double sens de l’expression .
La réflexion éthique prend alors tout son sens, sa démarche consiste à s’ajuster au plus près de la proximité qui la constitue. La justesse de l’éthique est dans une éthique de la justesse. Non pas une vérité affirmée mais une appréhension la plus exacte possible de ce qui ne pourra jamais être parfaitement représenté. Le modèle de la justesse musicale offre peut-être l’image la plus satisfaisante pour traduire cette recherche d’une harmonie entre une pensée et le contenu qu’elle se donne. Non pas prétendre disposer d’un point de vue juste sur une question voire sur une vie mais être à même de restituer ce qui doit y être respecté.
L’ajustement ainsi recherché est donc fondamentalement ajustement à l’humain au sens où Levinas l’entendait encore comme vulnérabilité : « Dire l’humain de l’homme » la réflexion éthique congédie la compassion, simple partage d’humanité au profit d’une juste intelligence des principes qui constituent cette humanité. Non pas un humanisme lénifiant mais comme le dit encore Levinas dans son recueil d’articles Humanisme de l’autre homme. La justesse éthique n’est pas la recherche d’un juste milieu mais l’éclairage par des principes de ce qu’il ne faut pas oublier de l’humain
L’humanisme n’est donc pas la reconnaissance d’une valeur de l’humain fonction de nos représentations de l’humanité mais une valeur d’humanité fondée sur une altérité insondable dont nous ne pouvons que saisir les principes. Alors que les valeurs sont un horizon dans l’ordre du devoir, les principes éthiques sont des éléments premiers, intangibles, qui nous éclairent tels des phares pour saisir ce qui restera inaccessible à une démarche intellectuelle. La proximité n’offre pas, même dans une réflexion collégiale, des solutions confortables et rassurantes. La proximité d’autrui est une présence obsédante vis-à-vis de laquelle je ne peux prendre de distance.
Cette éthique des principes fondée sur la proximité d’autrui permet de clarifier l’articulation éthique-morale qui fait souvent question : Alors que la morale part de la maxime particulière de nos actions pour s’élever à l’universalité selon la formulation kantienne de la loi morale ; l’éthique met en avant des principes intangibles qui donnent un juste éclairage de situations singulières. Par la morale je suis responsable de mes actes, par l’éthique je suis responsable d’autrui. Il n’y a pas un bien à rechercher mais un éclairage juste à réaliser. Préceptes moraux et principes éthiques ne peuvent donc être confondus, il y a une réflexion éthique parce qu’il n’y a pas d’attitudes ou de conduites qui s’imposent à nous sous le mode du devoir. Seule l’éthique « alibi » prétend être en accord avec un devoir de conduite, retrouvant alors sans le savoir la posture déjà dénoncée par Kant d’une conduite « conforme au devoir et non par devoir »[7], ne relevant donc pas de la morale et encore moins de l’éthique.
Ces défis de la réflexion éthique, d’instinct les soignants les repèrent et les relèvent dans les différents questionnements concernant leurs pratiques. Ce temps de la réflexion qui est un luxe face à l’urgence des soins et des sollicitations du travail au quotidien est ainsi déjà là lorsqu’il y a simplement une ouverture à l’extériorité, un souci de l’altérité et une nouvelle approche de la proximité.
[1] Leibniz Nouveaux essais sur l’entendement humain, Préface, paragraphe 4
[2] Foucault Les mots et les choses, page 31
[3] Levinas Totalité et infini p 43
[4] Levinas Autrement qu’être p 184.
[5] Levinas Ethique et infini p 93
[6] Levinas Ethique et infini p 92
[7] Kant Fondements de la métaphysique des moeurs première section