Brest, mai 2024
Monsieur le député, Madame la députée,
Je m’adresse à vous en tant que citoyen et psychologue clinicien exerçant depuis une vingtaine d’années au sein d’une unité d’accompagnement et de soins palliatifs et d’une unité d’accueil médico psychologique pour des adolescents et jeunes adultes en crise suicidaire au CHRU de Brest.
Je désire vous faire part de mes inquiétudes, partagées par mes collègues professionnels travaillant à la fois dans le champ des soins palliatifs et de la prévention du suicide, suscitées par un possible changement de législation sur la fin de vie en France. Je souhaite vous apporter ma modeste contribution sur un sujet fondamental relatif à la vie et à la mort, des phénomènes à la fois éminemment individuel et collectif.
La perspective annoncée d’une nouvelle loi relative à la fin de vie autorisant sous certaines conditions une aide active à mourir pose, selon moi, une question essentielle : est-ce un si grand malheur de faire mourir un humain à sa demande ou de l’assister dans son suicide ? Racine, dans le Phèdre, s’interrogeait déjà, à travers une formulation voisine « est-ce un malheur si grand de cesser de vivre ? » et concluait « la mort aux malheureux ne cause point d’effroi ». La réponse de Racine interpelle en niant toute conséquence. En effet, la mort donnée aux souffrants ne provoque-t-elle aucun effroi aux proches, à une société ?
La promulgation d’une loi autorisant un droit à donner la mort à une personne ou de l’aider à se donner elle-même la mort entrainerait une série de conséquences et de ruptures que je propose d’examiner.
Rappel d’une perspective d’évolution législative ouverte par le CCNE
Comme vous le savez, le 13 septembre 2022, le Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) a rendu son avis n°139 relatif aux situations de fin de vie intitulé Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité (Avis 139).
Dans cet avis, le CCNE interroge notamment la pertinence du cadre législatif actuel, spécifiquement pour les situations dans lesquelles des personnes souffrant de maladies graves et incurables, provoquant des souffrances réfractaires, dont le pronostic vital n’est pas engagé à court terme, mais à moyen terme « à l’horizon de quelques semaines ou quelques mois ». Le CCNE considérant que le cadre juridique actuel est satisfaisant lorsqu’un pronostic vital est engagé à court terme.
Le CCNE estime « qu’il existe une voie pour une application éthique d’une aide active à mourir (expression qui recouvre indistinctement l’ euthanasie et le suicide assisté et qui m’apparaît ambiguë puisqu’il s’agit en réalité d’une aide active à faire mourir ), à certaines conditions strictes, avec lesquelles il apparaît inacceptable de transiger mais qu’il ne serait pas éthique d’envisager une évolution de la législation si les mesures de santé publique recommandées dans le domaine des soins palliatifs ne sont pas prises en compte ».
Plusieurs membres du CCNE affirment dans le même avis que le temps de la discussion pour une évolution des pratiques de faire mourir une personne en fin de vie n’est pas propice. Je les cite in extenso : « De notre point de vue, cette évolution ne pourrait être discutée qu’à la condition sine qua non qu’un certain nombre de prérequis soient d’ores et déjà effectifs :
– la connaissance, l’application et l’évaluation des nombreux dispositifs législatifs existants;
– un accès aux soins palliatifs et un accompagnement global et humain pour toute personne en fin de vie;
– une analyse précise des demandes d’aide active à mourir, afin d’évaluer leur motivation et leurs impacts sur les proches et sur l’ensemble de la société, en France mais aussi dans les pays où cette aide est autorisée. Ces prérequis représentent la garantie qu’un recours à une aide active à mourir ne relève ni d’un défaut de soin ni d’un déficit de connaissance et préservent ainsi l’intégrité du principe éthique fondamental du consentement libre et éclairé. Développer une aide active à mourir alors même que l’accès aux soins palliatifs est très inégalement réparti sur le territoire français et très insuffisant par rapport aux besoins laisse entrevoir la possibilité d’un recours à cette aide par défaut d’un accompagnent adapté »
Autrement dit, le temps n’est pas venu d’introduire une nouvelle législation, mais de poursuivre en priorité les efforts de développement des soins palliatifs en institution et à domicile, à poursuivre la prévention du suicide à tous les âges de la vie et de ne pas céder au règne de l’émotion amplifiée par les canaux médiatiques et de la revendication d’une minorité bruyante de citoyens en majorité bien portants (il faut toujours le rappeler) en y objectant une analyse clinique de ces demandes si complexes et en proposant une écoute professionnelle et des traitements visant à atténuer les souffrances des personnes sans avoir la prétention de les supprimer totalement, en laissant croire qu’on puisse mourir sans aucune souffrance. En tant que psychologue clinicien, il ne me semble pas possible de finir son existence sans aucune souffrance, ce serait nier la subjectivité de tout un chacun et la part incoercible de la souffrance inhérente à l’humain et à la fin de vie. L’expérience humaine ne confirme-t-elle pas le caractère incontournable de la souffrance dans nos vies et les aléas encourus pour qui souhaiterait vivre une existence dépourvue de toute anxiété ? Il est normal de souffrir un peu lorsqu’on meurt me disait récemment un homme hospitalisé dans l’unité.
Les conclusions des membres de la convention citoyenne plaident pour l’ouverture d’un droit à demander dans certaines conditions une euthanasie ou un suicide assisté, un droit à (se) faire mourir. Ces membres font part de leur positionnement par rapport à ce qu’ils imaginent et projettent en terme de fin de vie, de leur place actuelle de bien portants et non de demandes nombreuses de personnes malades. Aussi, il m’apparait dangereux et infondé de définir une nouvelle législation à partir de l’imaginaire de sujets non malades, à partir de leurs représentations anticipées ou sur la base de quelques expériences personnelles éprouvantes ou traumatisantes vécues par des proches ou des personnes à la fin de leur vie car la clinique quotidienne montre qu’il y a un écart abyssal entre les volontés exprimées en bonne santé et celles formulées en situation de maladie incurable .Il existe une différence majeure entre la théorie et la pratique. Les personnes malades changent en grande partie d’avis lorsqu’ils vivent eux-mêmes l’expérience de la maladie grave par rapport à leurs pensées initiales.
Les membres du comité, à leur majorité, considèrent que certaines situations de souffrances extrêmes justifient de viser comme unique finalité éthique le soulagement du malade, même s’il a pour conséquence d’accélérer la survenue de la mort, dans des temporalités qui leur semblent raisonnables. Ils considèrent en effet qu’il peut exister un « pire que la mort », qui peut entraîner le choix douloureux (et sidérant) de la mort, elle-même, comme « moindre mal » comme l’écrit le philosophe Frédéric Worms. Refuser ce qui apparait « pire que la mort », c’est-à-dire soulager les personnes qui le demandent, de souffrances si intolérables qu’elles en deviennent pour elles des « arguments contre la/leur vie », leur apparaît comme l’ultime façon de défendre la vie et de résister contre le scandale de la souffrance, fût-ce en risquant celui de la liberté, valeur éthique, mais aussi républicaine, juridique ou encore spirituelle.
Ecoutons Hannah Arendt qui soutient que « la faiblesse de l’argument du moindre mal a toujours été que ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu’ils ont choisi le mal ».
En tant que psychologue clinicien, je souhaite porter votre attention sur le risque de conférer à la mort un certain prestige en la présentant comme une ultime « thérapeutique », en l’idéalisant.
Il y a une contradiction fondamentale à considérer que le don de la mort constitue une défense de la vie. La vitalité d’une société ne tient-elle pas à dégonfler la toute-puissance de la mort, à la désidéaliser, à lutter contre le pouvoir dissolvant de la mort comme le soutenait avec force l’anthropologue Louis Vincent Thomas. Un tel projet de loi contribuerait à créer une société thanatophile. Il existe d’autres moyens que la mort pour atténuer la souffrance d’un être humain comme l’écoute indéfectible de l’être malade souvent couplée à la pharmacopée et le soutien psychologique des proches.
Un changement de logique du CCNE
Je relève la rupture claire de cet avis par rapport aux précédents avis du même comité sur le sujet.
Dans son précédent avis sur la question rendu en 2013, le CCNE proposait, de manière ferme et majoritaire, les conclusions suivantes :
« La question de l’assistance au suicide de certaines personnes qui sont en phase avancée ou terminale d’une maladie reste délicate, même si le Comité relève que les évolutions qu’il recommande sont de nature à rendre plus résiduelles encore les demandes en ce sens. Dans d’autres cas, il estime dans sa majorité qu’elle appelle une réponse clairement négative : les situations notamment des personnes qui ne sont pas en phase avancée ou terminale d’une maladie au sens où l’entend la médecine – personnes atteintes d’un handicap, le cas échéant mental, d’une maladie évolutive grave ou d’une dépression sévère.
Le CCNE lui-même soulignait en 2013 les incidences de tels choix législatifs et sociétaux.
« Donner à une personne en fin de vie la possibilité de se donner la mort pour respecter sa volonté reste et demeurera toujours un acte d’une extrême gravité et la société, lorsqu’elle s’en remet aux médecins de le faire, leur confie la tâche la plus lourde que l’on puisse concevoir. Aucune réforme des textes, quelle qu’elle puisse être, ne pourra jamais l’ignorer. »
Certains membres, une majorité, du CCNE considèrent que le suicide assisté et l’euthanasie doivent – au moins dans certaines circonstances – être légalisés. Ils estiment que le respect de la liberté des individus doit aller jusqu’à ce point et permettre d’autoriser des tiers qui accepteraient de leur prêter assistance à le faire, sans risque majeur pour les liens de solidarité au sein de la société.
Ces affirmations méritent d’être nuancées à la fois car la notion de liberté, mise en exergue, est discutable et nécessairement polysémique. La clinique nous révèle que les personnes demandant à mourir ne sont pas libres mais présentant un vécu d’impasse psychique et existentiel. Ce n’est pas au nom de la liberté que les personnes désirent voire demandent à mourir ou à provoquer leur mort mais en raison d’un profond sentiment d’impasse et de perte de contrôle. La notion de liberté, démentie par la réalité clinique des personnes, ne peut être employée pour faire valoir une évolution législative.
Il est essentiel de distinguer les croyances populaires des connaissances issues de la pratique quotidienne d’accompagnement auprès de ceux qui finissent leur existence. En effet, les personnes qui ont des croyances sont plus prosélytes que celles qui ont des connaissances, c’est la raison pour laquelle je vous écris pour déconstruire certaines croyances sur la fin de vie.
Par ailleurs, l’affirmation du CCNE selon laquelle l’euthanasie et le suicide assisté ne porteraient pas une atteinte majeure aux liens de solidarité au sein de la société est énoncé comme un postulat, sans argumentations ni démonstrations. Prétendre qu’autoriser une personne à s’exclure de la société n’entame pas cette dernière est une allégation sociologiquement absurde.
La convention citoyenne sur la fin de vie en 2023 a répondu à la question qui lui était posée : le cadre d’accompagnement de la fin de vie est-il adapté aux différentes situations rencontrées ou d’éventuels changements devraient-ils être introduits ?
Le rapport recommande le développement des soins palliatifs « pour toutes et tous et partout » et sur la question du suicide assisté ou de l’euthanasie, la Convention se prononce pour une mise en place conjointe des deux, considérant que choisir une des deux solutions ne répondrait pas à la diversité des situations rencontrées.
Il me paraît inquiétant d’identifier tous les citoyens français aux participants de la convention citoyenne, soit au nombre de 183 personnes. Il y aurait de quoi éteindre tout débat et c’est pour que ce débat vive que je prends l’initiative de vous écrire.
Il me semble que la question est pleinement politique au sens de ce qui gouvernent les affaires publiques, la vie en société et que le politique doit pouvoir répondre à la question suivante : Quelles garanties une évolution législative offriraient-elles contre une fragilisation des liens de solidarité ?
L’exigence de solidarité et de fraternité est garante du vivre ensemble dans une société marquée par de nombreuses fragilités individuelles et collectives et des carences importantes dans le champ de la politique relative à la fin de vie.
Il m’apparaît indispensable dans le débat actuel de ne pas se référer à quelques histoires dramatiques car cela empêche de penser le commun dont nous avons besoin pour prendre soin des personnes qui arrivent à la fin de leur existence.
Le projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie ouvre un droit d’ « aide à mourir » sous certaines conditions.
La clarification du vocabulaire est indispensable à la compréhension des enjeux, nécessite une éthique du lexique car comme l’a écrit Camus « mal nommer les choses ajoute au malheur du monde » .
L’aide à mourir consiste à permettre à une personne malade (« atteinte d’une affection grave et incurable engageant son pronostic vital à court et moyen terme « et « présentant une souffrance physique ou psychologique réfractaire ou insupportable liée à cette affection ») de se donner la mort ou de lui donner la mort s’il n’en est pas mesure physiquement de le faire.
Cela correspond exactement à la définition du suicide assisté et de l’euthanasie. En effet, l’euthanasie est selon le CCNE « l’acte d’un tiers qui met délibérément fin à la vie d’une personne dans l’intention de mettre un terme à une situation jugée insupportable ». Le suicide assisté correspond à l’assistance active d’un tiers à la mort d’une personne qui se donne la mort elle-même.
L’absence des mots « suicide assisté » et « euthanasie » dans le projet de loi est remplacée par l’expression « aide à mourir » constitue une périphrase et une euphémisation qui fausse la réalité des gestes. Changer de vocable ne change rien à la réalité des gestes d’une mort provoquée et programmée.
J’ai identifié 6 ruptures et conséquences engendrées par la légalisation encadrée de la mort provoquée d’une personne malade en situation palliative.
– Rupture anthropologique majeure (la plus fondamentale à mon sens) :
Pour une minorité (1% des personnes en situations palliatives en unité de soins palliatifs formulent un désir d’être euthanasiés et une étude récente révèle que 40 % de ces 1 % persistent dans leur désir et demande d’être euthanasiés), on supprimerait un interdit anthropologique fondamental, celui de donner la mort à un humain. Autoriser une exception d’euthanasie c’est porter atteinte à cet interdit fondamental qui, par définition, ne souffre d’aucune exception sinon ce n’est plus un interdit fondamental mais deviendrait une simple règle transgressable.
Le progrès dans la civilisation a consisté en ce renoncement à l’action meurtrière d’un homme sur un autre au bénéfice de l’attribution de la décision de la fin de la vie à une nécessité de la nature.
Ne renoncez pas à ce renoncement de provoquer volontairement la mort d’un humain. Que ce soit à sa demande ne change rien à la nature de l’acte. En effet, le meurtre est « l’action de tuer volontairement un être humain » et le verbe tuer signifie « cause la mort de quelqu’un, ôter la vie », ces définitions du dictionnaire Le Robert n’incluent pas les notions de demande comme il est parfois objecté.
Mr le député, Mme la députée, une société ne doit-elle pas fondamentalement sécréter de la sollicitude, de la solidarité, de la confiance et de la protection des plus vulnérables plutôt que de confirmer certains dans leur dépréciation d’eux-mêmes ? L’interdit a plusieurs fonctions, il protège à la fois le sujet en souffrance contre sa propre destructivité et son désespoir mais aussi à l’égard de l’ambivalence des proches ayant parfois des vœux de mort et oblige les soignants à un surcroit de créativité dans les soins. Qu’en sera-t-il de ce surcroit de créativité qu’impliquent le soin, « l’imagination vraie » selon l’expression de la philosophe Cynthia Fleury (« le soin est un humanisme ») si cette loi est votée ? Elle s’appauvrira.
C’est bien parce que nous pouvons être tentés parfois comme soignants, proches, de lui donner la mort, de participer à sa propre suppression réclamée, d’accéder à la demande d’un sujet en souffrance que l’interdit existe. C’est bien parce que nous savons que nous avons cette capacité humaine à donner la mort que l’interdit existe. Les partisans de l’euthanasie récusent d’assimiler l’euthanasie à un meurtre (principalement parce qu’ils considèrent que le sujet est déjà symboliquement mort) et pourtant un meurtre est, quelque soient les définitions retenues, un acte de tuer, de faire mourir un humain, indépendamment de la question de la demande.
Qu’est-ce qu’un interdit ? Sinon ce qu’on se dit entre nous pour vivre ensemble.
Aussi, ce serait une loi au service de la pulsion de mort qui gît en chacun de nous. Or, la loi, en son principe, borne, limite les pulsions, à commencer par la pulsion de mort. Dans un combat psychique entre les pulsions de vie et la pulsion de mort, entre Eros et Thanatos, l’enjeu n’est-il pas de chercher un équilibre pulsionnel en ne donnant pas à la mort un statut de prestige, de préférence ?
Ne doit-on pas maintenir ce principe fondamental dans les démocraties non malades, celui de ne pas donner la mort aux plus fragiles, vulnérables ? C’est ma position et celles de nombreux professionnels et citoyens qui sont concernés au quotidien dans leur exercice professionnel ou bénévole, contrairement à la plupart qui se prononcent en faveur de l’euthanasie et du suicide assisté, en étant à la fois en bonne santé ou sans distance affective vis-à-vis de la fin de vie de leurs proches.
Robert Badinter nous livre sa position en 2015 dans la préface du livre de Jean Leonetti et écrit ceci « je suis opposé à la légalisation de l’euthanasie car je suis contre la peine de mort ». Son épouse, madame Badinter, a écrit récemment que son mari aurait certainement voté une loi en faveur de l’aide active à faire mourir. Elle ne parle pas de la place du mort, celle de son mari mais de la sienne propre. Souvenons –nous de ce que soutenait Catherine Dolto en 2003 « ce qui est difficile pour les morts, c’est qu’ils ne sont pas là pour nuancer leurs pensées et parfois la défendre ».
La légalisation d’une aide à mourir (suicide assisté ou euthanasie) acte et confirme celui ou celle qui se condamne, se fustige à sa propre suppression, soutenant ainsi une position mélancolique « je suis un déchet et je suis à supprimer » ou une logique capitaliste, d’un humain réduit à sa valeur d’usage. Un sujet mélancolique s’identifie à son corps quand celui-ci fait défaillance.
Ne soyez pas le premier député, la première députée de la république française avec d’autres à soutenir et renforcer la mélancolisation de certains individus et à réintroduire un équivalent de la peine de mort (pour répondre à une peine de vie) par le biais d’une loi sur la fin de vie autorisant la mort provoquée et programmée.
Ce projet de loi adresse un message individuel et collectif aux souffrants et qui est le suivant : je vous confirme, en tant qu’Etat, dans votre propre condamnation de vous-même. Ce message politique n’est pas à banaliser. L’Etat considérerait, dans cette optique législative, qu’il existe des situations humaines où une personne a le droit garanti par l’Etat et mis en œuvre par lui de s’extraire, de s’effacer du monde des vivants. Cela s’inscrit, de mon point de vue, dans une culture de la mort, dans laquelle la fin de vie n’est plus pensée, comprise, cultivée comme une partie de la vie mais uniquement comme un empiètement de la mort sur la vie.
Cette figure à deux faces de la mort provoquée, de l’aide à mourir (suicide assisté ou euthanasie) pose une autre question que je vous adresse : « est-ce que si je me tue avec le concours d’un médecin ou infirmier (suicide assisté) ou si je suis tué (l’euthanasie), je tue une autre personne que moi ? ».
Est-ce que le « se » donner la mort ne désigne que le « moi » ou désigne-t-il aussi le monde, le social, l’entourage familial, amical ?
La mort n’est pas qu’une affaire individuelle. L’approche anthropologique souligne qu’on se leurre à croire qu’une société progresserait en autorisant la mort individuelle. Il y a contradiction dans les termes comme l’a écrit avec force dans ses écrits le sociologue Patrick Baudry. En effet, il faut une certaine société pour que la mort s’individualise. Cela ne veut pas dire que cette individualisation de la mort qui porte aussi des choses louables, qu’alors la mort de chaque individu devrait lui appartenir en propre. Sur un plan anthropologique, c’est inexact.
Faut-il considérer que l’individuel a pris le dessus définitivement sur le collectif et s’en satisfaire ? C’est une question politique majeure. En tant que psychologue clinicien, je me refuse à opposer l’individuel du collectif et opte pour une dialectique et il me semble qu’une telle loi consacrerait l’individu délié de toutes attaches collectives.
– Rupture législative : une nouvelle loi en faveur de l’aide active à faire mourir s’inscrirait en totale rupture avec les lois actuelles qui sont des lois d’accompagnement de fin de vie et non des lois de mise à la fin de vie, de mise à mort d’une personne souffrante. Les professionnels des soins palliatifs sont, en majorité, opposés à l’euthanasie, et se refusent à provoquer intentionnellement la mort d’un sujet malade.
Le droit, comme l’indiquait robert Badinter, n’a pas seulement une fonction répressive mais aussi une fonction expressive en ce qu’il traduit les valeurs qu’une société se donne. Aussi, quelles valeurs voulez-vous soutenir en tant qu’élu(e) de la République française ?
Jusqu’à présent, à travers les lois interdisant l’incitation au suicide, sa propagande et les lois interdisant l’euthanasie c’est à dire la mort provoquée par un tiers, la société adresse un message collectif « vous comptez pour nous, on ne vous confirme pas dans votre sentiment d’indignité, d’inexistence ; en tant que professionnels ça a du sens pour nous, pour la société d’être là à vos côtés » comme l’énonce madame Claire Fourcade, présidente de la société française de soins palliatifs (SFAP).
La société doit-elle confirmer les sujets souffrants dans leur sentiment d’inexistence ? Répondre par la positive, c’est les faire mourir deux fois, une première fois symboliquement et la seconde, réellement.
Symboliquement, c’est leur dire ta vie ne vaut plus la peine d’être vécue et il est bien normal qu’on t’aide à disparaitre puisque tu le demandes.
En tant que médecin, Etat et société, je te conforte dans l’idée que tu es un poids, une charge.
Réellement, on réalise ou l’assiste pour réaliser sa mise à mort.
Une légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté nécessiterait aussi comme le rappelle le médecin Jean Marie Gomas, et ce n’est pas rien, de changer tous les textes qui fondent l’organisation de notre société : la constitution, le code pénal, le code civil, le code de déontologie, le code de santé publique.
En somme, Il s’agirait, avec la promulgation de ce projet de loi, rien moins que de délivrer une autorisation de tuer et d’inscrire dans le droit un permis de tuer ou de se tuer avec le concours d’une personne et l’accord de l’Etat. La hantise, c’est que la mort devienne « la guérison ultime » du mal face à des personnes en mal d’exister, aux prises avec une peine de vie, avec cette nouvelle offre de la mort.
Une loi qui correspondrait sur le plan métaphorique à une « gomme législative » permettant d’effacer ceux qui se sentent encombrants et/ou qui encombrent. Ce serait aussi définitivement acté en l’inscrivant dans notre droit que la mort peut être rangée parmi les ultimes thérapeutiques.
Une telle loi ne deviendrait-elle pas un désinhibiteur social, un signal social lancé à toutes les pulsions les plus inavouables et présentes en chacun de nous ?
Un droit-liberté doit-il devenir un droit-créance (c’est une formulation du sénateur Jean Léonetti qui est l’auteur de deux lois majeures sur les droits des malades et relatifs à la fin de vie) ? Je reprends ses propos « Du droit que j’ai de mettre fin à mes jours, est-ce que je dois le transformer en droit que je demande à la société d’effectuer ? », autrement dit il s’agirait d’opérer le passage du « droit de » au « droit à » que la société devrait satisfaire.
Jacques Ricot, philosophe, interroge les motifs d’une nouvelle demande législative : « Au nom de quoi, dit-il, ces personnes qui demandent à être euthanasiées, veulent –elles engager au nom de ce qu’elles considèrent comme une liberté, l’ensemble d’une société, du corps social ? ».
Il ajoute « Pourquoi ces personnes si soucieuses de leur liberté, pourquoi exigent-elles que ça soit autrui qui leur fasse exister leur liberté ? ».
Cette exigence de leurs désirs doit-elle être promue au rang de loi, pour assouvir leur désir de toute puissance et d’illusion de maitrise ? C’est à ces questions que votre vote répondra.
Le journaliste et romancier Philippe Lançon, dans un saisissant billet intitulé « la chambre de mon père » écrit après le décès de celui-ci « Beaucoup de gens ou ceux qui prétendent parler en leur nom, veulent des lois et de la clarté à propos de situations intimes qui en sont dépourvues. C’est pourtant de gris dont la vie est faite, surtout près de la mort. Je connais, conclue-t-il, ma méfiance envers ceux qui essaient de mettre de l’ordre et de la morale, de l’idéologie dans ce qui flotte : Qui veulent imposer du général au singulier » (Charlie Hebdo, 14 mars 2018). Ce dont il s’agit, c’est bien d’imposer du général au singulier car une loi est nécessairement de portée générale.
Jean René Binet, professeur de droit à Rennes, a commenté l’avis du CCNE donnant une autorisation éthique au suicide assisté et à l’euthanasie, en rappelant ce que disait le bâtonnier Carbonnier « la loi est souvent un remède à l’angoisse contemporaine, quand le législateur procède ainsi, sous le coup de l’émotion, il fait mal son travail ».
Jusqu’à présent, les lois relatives à la fin de vie (2005 et 2016) sont structurées par deux axiomes :
– respecter la vie
– accepter la mort
3 piliers du droit français encadrent les pratiques soignantes :
– il faut laisser la mort venir quand elle vient (refus de l’obstination déraisonnable, limitation et arrêt de traitements inutile, disproportionné, inscrit dans la loi de 2005)
– il faut accompagner le patient, soulager sa douleur et sa souffrance (loi de 2016)
– droit au refus de tout traitement par le patient (lois de 2005 et 2016)
En promulguant la volonté et la satisfaction de la demande manifeste du patient, ce projet de loi autorisant l’aide active à faire mourir, confond la volonté et le désir et tendrait à donner au patient le plein pouvoir sur lui-même et lui conférer paradoxalement une responsabilité écrasante qui l’entrainerait encore un peu plus peut-être vers une solitude exacerbée, en privatisant (privé de société) son expérience ultime ?
Ce serait une loi avec une minuscule plutôt qu’une loi avec une majuscule. Je m’explique.
Une loi avec une minuscule est une loi n’ayant comme finalité que d’assurer la jouissance de quelqu’un. A la différence d’une Loi avec une majuscule correspondant à des textes et des paroles qui s’imposent à vous indépendamment de votre volonté. C’est-à-dire, ce qui se situe au-delà des interlocuteurs et continue de les tenir dans un engagement réciproque (pacte) pour vivre ensemble de la naissance à la mort. Seule une Loi avec une majuscule se situe au service de la collectivité, reconnue comme pouvant entamer chacun de ses membres.
Dénier le caractère indispensable de la Loi qui fait limite, c’est justement enfermer l’individu en lui-même, l’emprisonner dans sa volonté.
Ce qui me questionne, c’est qu’au nom de quelques demandes persistantes de mort, il faudrait, puisque l’autonomie de la volonté l’impose, supprimer un interdit fondamental, celui de l’interdiction de causer la mort d’une personne et de créer une exception dans le champ de la prévention du suicide.
« On est, le rappelle le sénateur jean Léonetti (interview à RTL, le 4 avril 2021 dont le présent courrier a pris naissance et trouvé largement son inspiration) dans un conflit de valeurs assez classique en éthique, en éthique du soin :
– D’un côté, l’autonomie de la personne, sa liberté
– De l’autre côté, il y a une éthique de la fragilité, de la vulnérabilité, de la solidarité qui s’oppose parfois à l’éthique de la liberté
Ex : si ce soir, une personne arrive à l’hôpital suite à une tentative de suicide, c’est un droit-liberté, pour autant les médecins vont essayer de la réanimer parce que la société essaye de créer une forme de fraternité, d’espérance. »
Lorsque le philosophe Hans Jonas revendique le « droit de mourir », il ne réclame pas le droit à l’euthanasie qu’il considère être contradictoire avec le « sens profond de la profession médicale, qui jamais ne peut confier au médecin le rôle d’un pourvoyeur de la mort, même à la demande du sujet » mais il revendique la possibilité de refuser des traitements prolongeant artificiellement la survie de celui qui meurt. Cette liberté est importante et inscrite déjà depuis 2005 et renforcée en 2016 dans notre droit français, pour définir les limites, toujours délicates à évaluer, de ce qu’est l’obstination déraisonnable.
« Légaliser la transgression » relève de l’oxymore, comme l’avait bien remarqué Paul Ricoeur. Il écrivait « Si l’éthique de détresse est confrontée à des situations où le choix n’est pas entre le bien et le mal mais entre le mal et le pire, même alors le législateur ne saurait donner sa caution … »
– Rupture médicale : la majorité des professionnels de soins palliatifs sont opposés à l’acte de provoquer la mort car contraire aux fondements de soins palliatifs.
L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a établi la définition des soins palliatifs, intégrant notamment la phrase suivante :
« Les soins palliatifs procurent le soulagement de la douleur et des autres symptômes gênants, soutiennent la vie et considèrent la mort comme un processus normal, n’entendent ni accélérer ni repousser la mort ». Les soins palliatifs sont une pratique du soin qui accepte la finitude et prend soin du patient dans sa globalité, considèrent que la mort est un processus naturel ou consécutif à une maladie et s’opposent à causer la mort d’une personne malade.
Cela constituerait une rupture avec le texte fondateur déontologique de la pratique médicale le Serment d’Hippocrate qui précise : « Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément ».
L’ordre national des médecins français s’est positionné contre l’aide active à mourir ainsi que l’ordre national des infirmiers et le groupement d’étude et de prévention du suicide ainsi que la société française de psychiatrie.
Si une loi venait à autoriser l’euthanasie ou le suicide assisté, c’est que le malade serait installé dans une position consumériste, dans une logique de clientèle : je demande et j’obtiens ce que je veux ; je veux mourir, le médecin doit répondre à ma demande. La médecine fonctionnerait alors selon une logique exclusive de l’offre et de la demande.
D’aucuns soutiennent que l’aide active à mourir (l’euthanasie et le suicide assisté) sont complémentaires des soins palliatifs. Ces deux actes sont diamétralement opposés de la pratique palliative car ils visent la mort immédiate et provoquée du sujet malade et mettent en acte l’auto- appréciation de non-valeur de la personne. Rappelons qu’historiquement, les Soins palliatifs sont nés en réaction à une médecine trop technicienne mais aussi en réponse aux pratiques euthanasiques et au délaissement des personnes mourantes livrées à leur solitude et détresse.
Faire mourir et laisser mourir en étant accompagné (refus de l’obstination déraisonnable, reconnaitre les limites de la médecine la non sacralisation de la vie portées par l’approche palliative) ne sont pas équivalents et même fondamentalement antagonistes.
Jacques Ricot, philosophe qui accompagne, par ses réflexions, les soins palliatifs depuis 30 ans écrit dans son livre (Penser la fin de vie): « Accompagner les derniers instants ne sera jamais équivalent à faire mourir. Procéder à un homicide compassionnel, c’est cesser l’accompagnement. C’est arrêter le compagnonnage patient, difficile, modeste, parfois long, à l’opposé de la brutalité du geste, même enveloppé d’apparente tendresse, qui met fin volontairement à la relation humaine ». Donner la mort n’est pas un soin mais un acte d’administrer un produit létal.
Légitimer, même par exception, qu’on puisse supprimer un patient qui souffre pour soulager sa souffrance induira un changement de paradigmes des soins pour tous les malades y compris les mineurs. La Belgique a autorisé la pratique de l’euthanasie en 2002 exclusivement pour les adultes et finalement l’autorise pour les enfants et adolescents depuis 2014 et a élargi l’euthanasie aux personnes atteintes d’une affection psychiatrique. Tous les pays au monde qui ont autorisé l’euthanasie ou le suicide assisté, qui restent largement minoritaires, il faut le rappeler, par rapport à la majorité des autres pays opposés, élargissent au fil des années, les critères cliniques d’accès à ces pratiques de mort donnée.
– Rupture psychologique :
Les demandes de mourir, de faire mourir, d’euthanasie ou de suicide sont rares. On parle de 1 à 2 % (0, 3 % en Unité de Soins Palliatifs) néanmoins elles sont à prendre au sérieux et méritent une écoute respectueuse et attentive.
Les origines de la demande sont multiples : la société (le contexte social actuel impacte chacun), l’entourage souvent, la personne malade rarement, les soignants parfois.
A quelqu’un qui nous demande de lui donner la mort, la provoquer, de mettre fin à sa vie, nous ne sommes pas là dans notre pratique, comme professionnels de la santé, pour exprimer notre opinion personnelle mais de s’inscrire dans une position professionnelle. Il nous faut entendre que c’est au professionnel que s’adresse cette demande et qu’il s’agit d’être impliqué dans une histoire dont on sait la complexité.
Le cri de souffrance d’un patient qui demande à le faire mourir est légitime.
Mais, je souhaite rappeler que le fondement des soins psychiques est de ne pas répondre en miroir à une détresse ni à prendre au pied de la lettre la parole d’un sujet, à ne pas confirmer l’autre dans son diagnostic de non-valeur sinon on ne pourrait pas soigner les personnes dépressives, suicidaires ou en souffrance. Il est indispensable de ne pas prendre au pied de la lettre les paroles d’une personne en souffrance en raison de la complexité psychique (on peut vouloir quelque chose consciemment et désirer autre chose inconsciemment), de l’ambivalence souvent tapie (désirer quelque chose et son contraire) , de sa vie psychique évolutive et d’une éthique de l’incertitude quant à son évolution.
Rappelons que les personnes peuvent changer d’avis, leur vie mentale n’est pas figée, la plupart sont ambivalentes. Ex : Tel patient peut désirer mourir un jour, même nous demander à le faire mourir et quelques heures plus tard, formuler des projets de vie.
Notre expérience nous apprend que plus un patient avance dans la maladie, plus il a tendance à changer de pensées. Le psychisme s’adapte, il existe des remaniements psychiques. Une loi autorisant l’euthanasie ou le suicide assisté affaiblirait considérablement le travail d’écoute et d’élaboration psychique de l’ambivalence d’une personne malade et les possibilités de remaniements psychiques.
Que nous enseigne la clinique et non l’idéologie qui ne tient pas compte de ce qui se passe au quotidien par rapport à la perte d’autonomie ? L’être humain est doté de capacités d’adaptation insoupçonnables en amont et s’adapte à la perte.
« Consentir à l’euthanasie, c’est prendre au mot; c’est répondre par un acte mortifère à ce qui, dans bien des cas, est surtout un cri d’appel » écrit Patrick Vespieren, éthicien qui a œuvré, en pionnier, au développement des soins palliatifs en France.
Accéder à l’aide à faire mourir, c’est aussi confondre l’élimination de la souffrance et l’élimination du souffrant, selon la formule de Georges Bernanos (Les Cimetières sous la lune). L’aide active à faire mourir consiste à supprimer la souffrance en ôtant la vie à la personne souffrante.
Le désir de mourir recouvre des motifs complexes, significations multiples. La demande d’euthanasie ne se réduit pas à une recherche de la mort, de sa propre mort, c’est une problématique plus complexe (problématiques corporelle, médicale, psychique, familiale, sociale).
De quoi la personne désire t- elle se libérer, que souhaite –t-elle supprimer ? sont des interrogations que nous examinons en unité de soins palliatifs. C’est pourquoi, face à une demande, il convient toujours de ne pas répondre trop vite mais de chercher ce qu’elle recèle voire dissimule, pour tenter de repérer le désir profond.
Prendre le temps pour entendre au-delà de ce qui est demandé. Cet examen réclame du temps qu’une loi mettrait à mal avec une temporalité réduite à deux semaines entre la demande d’euthanasie et sa réalisation.
La pratique d’accompagnement psychologique des personnes en souffrance nous révèle que vouloir et désirer ne sont pas synonymes. En effet, décider de prendre au pied de la lettre la volonté exprimée par une personne, c’est confondre le psychisme avec le conscient et évacuer la complexité de chaque être humain, sa part inconsciente et mystérieuse y compris pour lui-même.
En situation de maladie grave, il arrive qu’un patient traverse des moments où il souhaite mourir, ce qui ne signifie pas qu’il demande qu’on lui donne la mort. Tout désir ne signifie pas demande. La demande d’en finir n’est jamais univoque.
Tuer qui ou tuer quoi ? Faire mourir qui ou quoi ?
– Derrière cette question d’être tué, de m’ôter la vie, n’y a –t-elle pas plutôt celle de tuer QUOI plutôt que celle de tuer QUI ?
– Tuer, faire mourir : Soi ? Une partie de soi ?, un lien ?, un passé ? Un futur redouté ?
– Désir d’arrêter quelque chose d’insupportable « ça suffit, il faut que ça cesse » : c’est quoi ce « ça » ?
– Quel est cet insupportable ou ces insupportables ?
– Qu’est-ce qu’il/elle ne veut, ne peut plus ou pense ne plus pouvoir continuer à porter soi-même davantage ?
– Quel est l’insu qu’il/elle porte, ne veut plus porter ? A quoi veut-il /elle échapper ? Que représente pour lui la vie, la mort ?
Cela implique pour le clinicien, dans la méthode, à inviter le sujet à déployer le discours de l’insupportable, à l’encourager à exprimer les replis de son angoisse, l’ampleur de sa souffrance en respectant son temps pour qu’elle se transforme de l’intérieur dans le mouvement de la parole, pour que cette plainte devienne interrogation, encore faut-il un désir de savoir et une temporalité non réduite à 17 jours ( c’est le délai prévu dans le projet de loi entre le recueil de la demande d’aide à faire mourir et sa mise en acte ) pour l’écouter et le comprendre et tenter de répondre autrement que par la mort au désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie chez le sujet concerné.
Il existe une prédominance en fin de vie de deux objets de désir fondamentaux chez l’humain : le regard et la voix
Un regard unifiant, contenant qui maintient en vie une subjectivité qui décline. On peut porter, supporter un sujet par le regard mais aussi par la voix, par la présence à la fonction soutenante (cette attention portée à l’autre qui le porte, supporte).
« La folie, écrivait Winnicott, c’est de ne pas trouver quelqu’un qui vous supporte ».
Il y a une responsabilité éthique des accompagnants professionnels, bénévoles, familiaux d’incarner des points d’où le sujet puisse apercevoir une vision de lui-même non confondue avec une image déchue. C’est souvent dans le défaut d’investissement par l’autre que certains sujets ne s’investissent plus eux- mêmes, d’où l’importance de figures porteuses, d’un autre secourable.
La clinique de la fin de vie confirme la distinction que je propose entre la vie et l’existence :
– La vie nous est donnée
– L’existence est un sentiment qui se construit dans le temps de son histoire
– Sentiment d’exister grâce à la relation avec une personne stable, un attachement et à l’appartenance familiale, sociale
– Compter pour quelqu’un
Il importe qu’il y ait quelqu’un à qui dédier la lutte, sinon qu’est –ce qui peut bien valoir la peine ?
Plus que jamais le sujet en fin de vie est suspendu à ceux qui s’adressent à lui et à leurs réponses.
La demande de mort, dans ces circonstances n’est-elle pas aussi à entendre comme un questionnement ? Quand un sujet malade nous dit : « ma vie ne vaut plus la peine d’être vécue » cela peut s’entendre comme une question angoissée qu’il nous adresse : « A tes, vos yeux, à toi qui en est le témoin, la fin de ma vie garde-t-elle une valeur, vaut-elle la peine d’être vécue ? Ai-je conservé, malgré les transformations physiques ma qualité de personne ?
La nature de notre réponse, pas seulement en mots mais aussi en gestes peut soit confirmer et ainsi amplifier le jugement personnel de perte de valeur de la personne, soit lui témoigner d’une estime et d’un attachement maintenus malgré les altérations subies. Certains trouvent du désir de vie dans le nôtre. Il est important que les personnes puissent dire « je veux mourir ». Il est essentiel, nous enseigne Freud, que le sujet trouve un lieu où porter sa plainte. Donner droit au désir de mort est différent de donner droit à la mort, à la mise à mort de soi. C’est différent que la société leur réponde « on consent à votre suppression ».
La société, les soignants doivent-ils confirmer les sujets souffrants dans leur sentiment d’inexistence ?
Il n’est pas si rare qu’en fin de vie certaines personnes nomment leur désir d’en finir, tout en s’assurant, paradoxalement, dans le même temps que personne n’y réponde ? L’interdit de tuer peut contenir chez le sujet son angoisse liée aux menaces de mort intérieures actualisées par la maladie.
Mr le député, Mme la députée, je tiens à vous informer que là où on développe les soins palliatifs, les demandes de mourir diminuent significativement !
Personnellement dans le cadre de l’unité de soins palliatifs, je n’ai rencontré en plus de vingt ans d’exercice que très peu de malades qui demandent dans la durée à mourir et encore moins à les faire mourir sans doute grâce à une bonne prise en charge de la douleur mais surtout parce que nous avons, en équipe, un souci constant de faire qu’un malade reste une personne.
La demande à disposer d’un droit à L’euthanasie ou suicide assisté est régulièrement associée (à tort) à une revendication de liberté.
Cette demande est-elle libre ou contrainte ? Traduit-elle un libre choix ou une absence de choix ?
La demande d’euthanasie, de mourir ne relève pas d’un choix véritable, d’une véritable liberté comme il l’est souvent avancé mais bien plutôt d’un profond sentiment d’impasse, de perte de contrôle ? C’est une pseudo liberté, une vrai fausse liberté. Cette demande, selon notre expérience, émane de personnes dont l’état de grande souffrance les incite à ne voir la mort que comme la seule issue possible. La vie, plus exactement cette vie-là ne leur parait plus une option supportable. La personne estime qu’elle n’a pas d’autre choix que de celui d’interrompre sa vie.
– Rappelons que la liberté se pense en termes de choix, d’option, implique la possibilité d’un choix. Avoir le choix, réellement, entre deux possibilités correspond à la seule vraie liberté. Dès que vous disposez de la capacité de choisir entre deux voies ouvertes, vous disposez d’un espace de liberté. L’écoute de la demande de mourir de certaines personnes nous révèle que c’est un choix contraint, forcé puisque leur jugement personnel est devenu vulnérable en raison de contraintes psychiques, physiques, relationnelles, sociales, économiques. Ce choix n’en est pas un mais un choix forcé.
Les personnes qui demandent à provoquer leur mort ne sont pas libres mais aux prises avec un sentiment d’impasse profond, de souffrance et de perte de contrôle. Le Philosophe Vladimir Jankélévitch rappelait que la liberté implique de pouvoir faire autrement indéfiniment. Lorsque nous leur demandons, dans un colloque singulier s’ils peuvent, pourraient faire autrement, ils répondent tous par la négative. Or, les personnes en demande d’une mort provoquée ont perdu ce sentiment de faire autrement et il nous revient, à nous soignants, de leur permettre de retrouver une possibilité de faire, d’être justement autrement et réellement.
En effet, nous ne sommes pas nécessairement les meilleurs juges de nous-même surtout lorsque qu’on traverse une crise existentielle.
Aussi l’inversion de l’ordre des principes que contient cette proposition de loi, en priorisant le principe d’autodétermination plutôt que le principe de solidarité, est un argument fallacieux et non vérifié dans la clinique. Le sujet qui réclame l’euthanasie ou le suicide assisté n’est pas libre ni autonome mais la réclame au nom de l’autodétermination. Une loi doit-elle inscrire l’autodétermination comme valeur absolue à la fin de son existence ?
Il y a une dérive contemporaine à assimiler l’autodétermination à l’autonomie et ce projet de loi fait l’amalgame entre ces deux notions. L’autodétermination est une conception solitaire de la liberté assimilée à une spontanéité pulsionnelle et désirante qui peut se formuler ainsi « Je fais ce que je veux quand je veux ». La libre disposition de soi s’inscrivant dans une logique de souveraineté absolue, d’absence de liens de sociabilité au nom de l’habeas corpus, de la possession du corps.
L’autonomie n’est pas la libre disposition de soi mais le fait de se donner une loi (auto-nomos) qui soit universalisable. Il s’agit bien d’une loi rationnelle, universalisable et non d’une loi personnelle, ce qui serait une contradiction dans les termes.
La conception contemporaine de l’autonomie relève plus de l’autodétermination dont l’individualisme en est le pendant, avec pour effet le repli sur soi. L’idéal d’autonomie au sens de l’autodétermination consiste à vouloir la disparition du monde commun, qui relie autant qu’il sépare. Être autonome, c’est avoir le fantasme de ne rien devoir à l’autre, au sens de ne rien attendre de lui, ni demander, ni recevoir. Ce projet de loi accentue la disparition du monde commun, en organisant socialement le droit de cesser d’être parmi les humains.
Or l’autonomie est relationnelle, elle est au carrefour des dépendances selon l’expression d’Edgar Morin.
Il n’y a pas d’autonomie sans relation, elle est relationnelle donc les décisions sont à prendre ensemble. La liberté n’est pas dans le sujet, elle est entre nous et repose sur le choix de nos dépendances. Il n’y a pas de vie sans les autres.
La demande d’euthanasie est plutôt une demande de libération d’un vécu d’impasse plus que de liberté. En tant que professionnels, notre mission est de soutenir ces personnes pour les aider à retrouver plus de liberté intérieure en étant moins douloureux dans leur corps, moins en souffrance psychique, relationnelle et spirituelle et à accompagner leur entourage dont la souffrance manifestée participe à la demande de celui qui demande à mourir.
Une demande de mort n’est pas une demande de cesser de vivre mais une demande de vivre autrement.
C’est le but du projet de soin, de chercher à agir sur leurs symptômes qui sont sources de souffrance globale et de prendre soin d’eux par ce lent et difficile travail d’écoute, de soins relationnels et corporels afin de restaurer les possibilités de choix pour la personne malade et endiguer son sentiment d’impasse.
Face à une personne qui exprime non seulement un désir de mourir mais une demande solennelle à s’exclure du monde des vivants, la question du temps est centrale :
La précipitation à accélérer la mort et/ou à trop vite répondre à la demande, court-circuite aussi le temps indispensable au discernement de la vraie demande. En tant que psychologue, je fais avec d’autres l’expérience quotidienne dans le champ des soins palliatifs et de la prévention du suicide qu’une demande peut en cacher une autre, souvent opposée à la première énoncée. Je pense à cette personne qui demandait à mourir et qui demandait en réalité à ne plus faire souffrir son entourage ou tel autre qui demandait à ce que sa douleur cesse plutôt que son existence ne s’arrête.
Les soins palliatifs visent à soutenir chez le sujet l’effet de la perte d’autonomie et que l’estime de soi ne soit pas réductible à l’autonomie. Ne devons –nous pas en priorité soigner notre culture et son culte de l’autodétermination, la mort scientiste et sa misère symbolique en y réintroduisant une déclaration de dépendance en écho à la déclaration des droits de l’être humain ?
Nous ne cherchons pas à tout prix à faire céder la demande d’un patient(e) (envisager et accepter qu’elle ne cède pas) mais nous ne renonçons pas à l’accompagner jusqu’au bout pour tenter de faire diminuer sa souffrance, ses douleurs et continuer à l’écouter, le respecter dans ce qu’il nous dit. Il n’est pas illogique que la pulsion de mort gagne du terrain en toute fin de vie et il ne s’agit pas non plus d’être dans un acharnement vitaliste mais de tenter un travail de ré intrication pulsionnelle, de rééquilibrage pulsionnel sans oublier que le tragique n’est pas toujours soluble dans la pratique ni l’éthique, ni par la loi, quelle qu’elle soit.
→ A la question essentielle : Faut-il conforter autrui dans l’idée que sa vie n’est plus digne d’être vécue ? Et lui susurrer que, puisque tel est son (supposé) choix, nous ne pouvons que souscrire à sa demande ?
Nous osons, professionnels et bénévoles accompagnants du quotidien, ne pas répondre par l’affirmative. C’est un parti pris éthique de ne pas confirmer l’autre dans son désir d’exclusion de la communauté d’existence et de refuser d’être le bras armé de son désespoir et de dégonfler la toute-puissance de la mort. Ces personnes nécessitent notre soutien inconditionnel, au-delà de leurs apprences physiques et de l’image négative d’elle-même.
C’est aussi un choix de privilégier la mort entourée plutôt que la mort provoquée.
Quelle est la question ? Est-ce que le monde, dans lequel le sujet a pris place d’une façon ou d’une autre depuis naissance – – va pouvoir continuer à lui garantir une place même s’il est diminué dans son corps et son psychisme ?
Je sais, à partir de ma pratique clinique auprès des personnes en soins palliatifs ou en crise suicidaire, qu’il n’est pas possible de s’assurer de l’irréversibilité de la souffrance psychologique, encore moins d’en définir des critères et de décréter qu’il n’y a définitivement et avec certitude aucune amélioration possible et qu’il faudrait s’y résoudre comme l’énoncent les lois étrangères autorisant l’euthanasie ou le suicide assisté. Par ailleurs, il n’existe pas de définition consensuelle sur le caractère réfractaire ou insupportable de la douleur physique ou de la souffrance psychique.
« Répondre par l’affirmative, c’est décréter que demain n’apportera rien de bon, qu’il sera sans surprise ou seulement empli de pire : la douleur (inapaisable, une souffrance insupportable), l’indignité. Mais que sait-on vraiment de demain ? C’est nier par avance que la vie réserve encore derrière le mur de l’épreuve, qui obscurcit la vision, des espaces de vie insoupçonnés, des horizons peut-être brefs mais riches… C’est escamoter par anticipation tout un pan de vie qui surgira peut-être ou pas. Mais ce dont on peut être sûr, c’est qu’en précipitant la mort, cette dernière vie –l) à perd toutes ses chances de de surgir « (Tanguy Châtel).
Une loi autorisant l’euthanasie ou le suicide assisté symboliserait l’échec de l’accompagnement et le renoncement définitif à soulager la souffrance d’une personne. Abdiquer face à la lutte contre la souffrance de l’autre serait un fléau dans le domaine de la santé publique et de la vie en société.
Est-ce qu’une souffrance, aussi intense soit-elle, est suffisante pour abréger la vie d’un humain ? Est-ce que toute demande est à satisfaire ? La vie a des limites, la liberté aussi et la souffrance doit sans relâche être soignée.
Que chacun ait envie de ne pas souffrir (encore que la clinique nous révèle que c’est parfois plus complexe que cet énoncé ordinaire) est une chose importante, que cette solidarité sociale s’exprime par le don de la mort à travers un acte médical ou une assistance médicale au suicide est une question dont une réponse positive viendrait fragiliser notre société, les personnes les plus vulnérables et les politiques de santé publique réalisées depuis des décennies.
Philippe Pozzo di Borgo, cet homme tétraplégique qui a inspiré le film « intouchable » et qui vient de mourir a écrit les lignes suivantes, dans la préface du livre de jacques Ricot (Penser la fin de vie) :
« C’est un droit qu’on vous propose, me dit-on, c’est une option mais qui ne vous concerne pas, rajoute-t-on, puisque vous ne demandez plus à mourir. Est-ce donc réservé aux plus humiliés, anormaux, dérangés, dérangeants, inquiétants, silencieux, douloureux ? Culpabilisés, dépressifs, terrorisés par leur indignité ou pis, incapables de formuler une objection, ils n’auront plus la force, l’envie ou la capacité de résister aux regards ou au droit prescrit par une société anonyme « à la mort assistée dans la dignité … redonnons un peu de fraicheur au mot de dignité, ne la réduisons pas à la dignité d’apparence. Notre vivre-ensemble est fait de liberté entendue comme responsabilité, d’égalité devant la considération, de fraternité à l’égard des plus faibles et de solidarité dans l’épreuve. La dignité est le respect dû à la personne : ne touchez pas l’Intouchable ! ».
Quels impacts sur nos inconscients aurait une loi autorisant la mort provoquée car n’oublions pas que l’inconscient est aussi composé des discours entendus et des représentations intériorisées. Ne négligeons pas les conséquences psychiques néfastes sur les endeuillés suite à une euthanasie et un suicide, aux prises avec de sentiments de culpabilité d’avoir consenti à ce que l’autre meure ou de ne pas avoir pu l’en dissuader. J’ai écrit plusieurs articles sur le vécu psychique des endeuillés après suicide dans lesquels j’indique que ce sont des deuils traumatiques, se manifestant par d’intenses sentiments de culpabilité, la présence d’idées suicidaires et entrainant des conséquences négatives transgénérationnelles majeures (M.Huon, le sujet endeuillé du suicide : du traumatisme à l’élaboration de la perte, Etudes sur la mort, 2010) .
L’avis du CCNE passe totalement sous silence la question de l’entourage à la fois dans le désir de celui qui veut mourir pour ne plus faire souffrir ses proches et la question des incidences subjectives de ces deux actes (suicide et euthanasie) sur leur deuil.
N’oubliez pas que Les professionnels qui pratiquent l’euthanasie ou accompagnent les personnes à se suicides n’en sont pas indemnes psychiquement de telles expériences. Plusieurs collègues psychothérapeutes en Belgique et en Suisse m’ont témoigné des ravages psychiques engendrés par de telles pratiques chez des professionnels reçus en psychothérapie.
– Rupture temporelle : cette loi créerait la possibilité d’une disparition socialement consentie d’un temps de l’existence. Supprimer un temps de l’existence et pourquoi pas un autre car il faudrait être atteint d’une maladie somatique incurable et d’une douleur ou souffrance réfractaire ou insupportable.
L’existence d’une loi autorisant à quitter prématurément le monde des vivants affirmerait qu’il existe un temps social dont on pourrait faire l’économie, un temps dont on pourrait prévoir le caractère définitivement insupportable, sans perspective évolutive.
Un temps difficile n’est pas un temps inutile à moins d’opter pour une conception purement utilitariste de l’existence. Qu’est-ce qu’on veut écourter ? Ce face à face avec soi-même et avec les autres, un lien avec soi-même ? La mort instantanée et programmée porte atteinte à l’élaboration d’une culture devant la mort qui n’aurait plus de sens.
– Rupture politique : « c’est le problème éthique et politique de la réponse apportée qui doit être tenue pour essentiel et non la vérification obsessionnelle de la qualité de la demande » écrit Jacques Ricot dans son ouvrage « Penser la fin de vie ». Axel Kahn et Luc Ferry ont la même analyse dans leur ouvrage (Faut-il légaliser l’euthanasie ?).
L’attitude face à la mort anticipée ne relève pas seulement d’un choix individuel, c’est aussi un positionnement collectif en réponse à notre organisation sociale.
La création d’un « droit au suicide », a fortiori, lorsqu’il est médicalisé, entre en contradiction profonde avec les fondamentaux de la prévention du suicide et lui portera préjudice. Il y aurait, comme disait Pierre Legendre « des privilégiés du malheur » qui auraient droit au suicide et pas d’autres, ouvrant une discrimination majeure et surtout un message paradoxal.
En effet, depuis 30 ans, en France, l’Etat encourage et déploie les politiques de prévention du suicide sans relâche, à tous les âges de la vie et ces dernières ont permis une diminution significative des suicides. Une légalisation autorisant le suicide assisté serait en contradiction totale avec le travail accompli et le sens collectif de la prévention des conduites suicidaires. La prescription médicale du produit létal dans le cadre du « suicide médicalement assisté » s’opposerait à l’un des axes de la prévention du suicide qui est de limiter l’accès aux moyens létaux.
Dans les années 1980, un livre intitulé « suicide, mode d’emploi » avait été retiré de la vente car il faisait l’apologie du suicide et il fut à l’origine d’une loi condamnant l’incitation au suicide et sa propagande. Ce projet de loi vis-à-vis duquel vous avez à vous prononcer, participe de cette apologie et contient, dans ses articles, le mode d’emploi pour se suicider. Ce serait une régression majeure et une glorification et banalisation de l’acte suicidaire.
L’euthanasie et le suicide assisté (renommés « aide à mourir ») amènent à vous positionner politiquement vis-à-vis de la notion d’intérêt général.
C’est le sens donné à la notion d’intérêt général qui me semble assez déterminante pour arbitrer les enjeux politiques et humains relatifs à la fin de l’existence.
On peut indiquer qu’il existe deux conceptions majeures de la notion d’intérêt général :
Utilitariste, libérale : dans cette approche, l’intérêt général n’est que la somme des intérêts particuliers. La société ne se résumerait qu’à la somme des individus. L’Etat ne vise qu’à protéger la liberté des individus, leurs droits subjectifs qui priment sur l’intérêt collectif.
–Volontariste : l’Etat définit un projet collectif qui transcende la somme des intérêts particuliers. Seule cette vision, au nom des principes de solidarité, fraternité qui primeraient sur celui de l’autodétermination, justifie politiquement une non légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté.
C’est votre approche politique de la notion d’intérêt général qui est convoquée par votre vote solennel. Soit vous optez pour une société régie par la succession de droits subjectifs soit vous choisissez la voie d’une société qui priorise l’intérêt collectif dépassant les désirs et les histoires personnelles et surtout qui vise à remettre de la pulsion de vie face à la pulsion de mort toujours agissante comme en témoignent les les évènements quotidiens (guerre, violences sur les personnes, homicides et suicides)
La mort ne fait pas consensus mais n’est-ce pas aux hommes politiques, monsieur le député, madame la députée de soutenir une vision pour l’avenir et d’oser affirmer que le bien commun l’emporte sur les intérêts particuliers et valoriser sur le plan symbolique, dans la loi, des principes de vivre ensemble plutôt que de vivre et mourir chacun pour soi par l’autodestruction? Ayez le courage de choisir la vie et la protection des plus vulnérables plutôt que la mort et l’autodestruction autorisées par la loi.
La mort est un phénomène tout autant collectif qu’individuel, non seulement parce qu’elle nous concerne tous mais parce que paradoxalement, elle affecte aussi notre manière de vivre ensemble. Cette loi autorisant certains citoyens à (se) faire mourir va éroder les valeurs communes qui sont au fondement de notre société et qui soutiennent les institutions.
Le philosophe Emmanuel Levinas, dans son œuvre, soutient qu’il n’y a pas de coupure entre individu et société. Tuer quelqu’un, c’est tuer aussi l’humanité qu’il porte en lui et dont il n’a pas en tant qu’élément d’une seule totalité, la seule propriété. Autrement dit ce n’est pas seulement cette personne qui va mourir, c’est aussi une société. Donner la mort à quelqu’un ça porte atteinte à la société !
Quelle image ce projet de loi donne –t-elle aujourd’hui aux personnes très malades ou aux personnes en Grand âge qui se posent des questions existentielles, en disant qu’on va légiférer sur le suicide assisté et l’euthanasie. Est-ce que c’est notre priorité ? Sont-ce les valeurs de la démocratie à soutenir à un moment où on doit se rassembler ? L’urgence est de développer les soins palliatifs, la prévention du suicide et non de créer une nouvelle loi lorsque celle de 2016 est toujours inégalement appliquée sur l’ensemble du territoire français.
De ce fait, quel message enverrait une telle évolution législative aux personnes gravement malades, handicapées ou âgées ? Ne risque- t – elle pas d’être perçue comme le signe que certaines vies ne méritent pas d’être vécues ? Je m’inquiète que cette loi suscite une forme de culpabilité, voire un complexe de vivre chez des personnes souffrant déjà d’une exclusion sociale.
En outre, comment concilier une évolution législative de l’aide active à mourir avec la nécessaire prévention au suicide et les politiques d’accompagnement de la vieillesse et des vulnérabilités ? Certains sujets seraient autorisés par la société à se suicider et d’autres en seraient privés et empêchés. Ce serait non seulement créer une discrimination, un apartheid entre les citoyens dans l’accès au suicide et mettre à mal prévention du suicide et les actions quotidiennes pour réduire l’incidence du phénomène suicidaire en France pour laquelle j’œuvre avec mes collègues soignants quotidiennement.
Que répondrai-je à un adolescent en crise suicidaire qui n’aurait pas accès au suicide assisté ? Il faudra que tu attendes d’être atteint d’une maladie incurable au pronostic vital engagé à court et moyen terme pour que ta demande soit recevable !
Pendant la pandémie du COVID, on a parlé d’exclusion sociale en EHPAD, les réponses furent en termes de sollicitude, solidarité. Que ce serait-il passé si une loi autorisant l’euthanasie ou le suicide assisté avait été en vigueur ? Il est fort probable que beaucoup de sujets âgés, atteints d’une maladie incurable, isolés par la pandémie, auraient demandé à tirer leur révérence si une loi autorisant l’aide active à (se) faire mourir avait existé.
Monsieur le député, Madame la députée, je vous remercie pour l’attention que vous porterez à mes réflexions et me tient disponible pour échanger avec vous et vos collaborateurs sur un sujet aussi complexe que le rapport individuel et social à la vie et à la mort et la vision politique qui le soutient.
Respectueusement.
Mr Marc-Élie Huon
Psychologue clinicien en Unité d’accompagnement et de soins palliatifs et Co-responsable de la cellule de prévention des conduites suicidaires à l’unité d’accueil médico-psychologique Anjela Duval au CHRU de Brest.