Continuité du lien en mode dégradé
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« Quand je mets ce masque, je peux faire n’importe quoi, être n’importe quoi » (The Mask)
Retour d’expérience médico-sociale à l’occasion du Café éthique “La vie masquée au temps de la Covid-19” (EREB, 18 novembre 2021)
Gabrielle SELLIER et Médéric KERHOAS, Foyer Ker Odet, association Kan Ar Mor
(Gabrielle SELLIER, aide médico-psychologique)
Nous sommes le 18 mai 2020, le confinement a pris fin depuis 15 jours, mais au foyer de vie de Ker Odet, il a été maintenu comme dans d’autres institutions.
Le fait qui suit est la narration d’une rencontre famille à laquelle j’assiste puisque le protocole prévoit la présence d’un professionnel afin de garantir la distanciation. Il y a donc cette mère qui arrive et s’installe derrière de multiples protections. Cela fait deux mois et demi qu’elle n’a pas vu son fils, hormis par le biais de visios. Il y a quelques échanges de mots à mon attention où elle me signifie la dimension inhumaine de l’institution qui lui a volé son fils durant tout ce temps, ainsi que la douleur que cela a provoqué chez elle. Puis elle lui porte toute son attention ; c’est un moment très intense où je peux sentir beaucoup de tendresse entre eux deux, et de la tristesse de la part de cette femme, que je peux palper malgré le fait que nous soyons tous masqués.
Je tente de me faire discrète, de préserver ce moment de retrouvailles et d’intimité, qui n’en est pas un en réalité, car je suis un intrus dans ce décor. Je suis contente également d’être masquée car cette barrière cache la partie la plus expressive de mon visage. Cette partie qui exprime à ce moment-là, ma compassion pour cette mère et son fils, cette empathie qui se demande encore si j’aurai pu supporter une telle situation, et mon opposition à une telle restriction de liberté.
Car à ce moment-là, il m’était impossible d’esquisser le moindre sourire même par politesse. Oui, j’étais contente d’avoir le visage voilé pour dissimuler mes émotions. Pourtant c’est dans les yeux de cette femme que j’ai pu entrevoir la détresse due à cette situation, alors je me voile sûrement la face de croire que le masque ait pu me protéger.
Du côté des personnes que j’accompagne à l’accueil de jour de cette structure, les retrouvailles se sont faites après près de 3 mois de fermeture du service. Il nous a donc fallu apprendre ensemble le port de ce masque, car isolés chez eux durant toute cette période, ils n’en avaient pas eu encore ni l’usage, ni la nécessité. Un apprentissage fastidieux, cf. les mots de Christian Salomon : « On ne doit plus rien toucher, pas même son propre visage ». Dans la réalité qui est la nôtre, on a fait ce que l’on a pu avec nos capacités, nos compréhensions et les possibilités des uns et des autres face à cette vague hygiéniste !
J’ai donc pu observer en temps réel les changements de comportement causés par le masque.
Paul, un homme de 45 ans qui vit dans un appartement à Quimper, peut dire que ce masque lui vaut un anonymat. Quand il est dans son quartier, qu’il prend les transports en commun, il passe beaucoup plus inaperçu. Auparavant moqué, dévisagé car le handicap peut se lire sur les traits de son visage, il devient ainsi monsieur tout le monde. Les traits apparents de son handicap s’envolent derrière ce masque qui camoufle la différence.
Même constat chez cette adolescente qui raconte que dans son collège, certains élèves enlèvent de moins en moins le masque lors de la récréation. Pourtant dans cet espace, il n’est pas obligatoire. Mais grâce à celui-ci on peut cacher son appareil dentaire, ses boutons d’acné et échapper aux railleries des autres. On peut soustraire en partie son visage à l’autre et échapper à son regard.
Dans les mots de cette collégienne comme pour Paul, il semble que l’usage du masque en dehors de sa fonction première vient répondre aux difficultés identitaires, à la stigmatisation et la différence. Il deviendrait un moyen de se protéger du regard de l’autre, et permettrait de passer inaperçu ainsi accoutré.
Et c’est vrai que j’ai pu moi-même en faire l’expérience certains matins, après une nuit trop courte qui marque le visage. Habituellement, j’aurais opté pour une crème teintée afin de masquer la fatigue – mais la crème se déposerait sur le masque qui perdrait ainsi sa fonction de dissimulation. Alors on chausse son masque sur ses oreilles et voilà… Le maquillage ne s’applique plus à coups de pinceau, il s’accroche aux oreilles en quelques secondes.
Ce qui me permet aujourd’hui d’énumérer des avantages liés à ce masque est le chemin parcouru par chacun avec celui-ci, car en premier lieu il nous a tous empoisonné le quotidien. Et si cet artifice permet de se voiler au regard de l’autre, il voile également la relation, la compréhension réciproque, le langage…
Un des premiers effets spectaculaires que j’ai pu observer est lié à la situation d’ Emmanuelle. Cette jeune femme emplit l’espace d’échange et accapare notre attention. Elle nous noie continuellement sous un flot de paroles afin de vérifier nos réponses en lien avec ses attentes. Des angoisses qui nécessitent de vérifier sans cesse que nous avons accusé réception de son état d’esprit… Il y a des jours où l’on voudrait que cela s’arrête et qu’elle soit aphone. Et puis, il y a eu ce jour où il a fallu se masquer par nécessité.
Et là comme par magie, plus rien… Plus aucune parole ! Un silence qui pourrait être salutaire et apaisant. Mais à y voir de plus près, l’absence de parole ne constitue pas le constat d’un bien-être en soi.
Le masque vient la museler, contenir cette effervescence de parole qui la caractérise. Comme si ainsi baillonnée, elle ne pouvait plus s’autoriser ni à communiquer, ni à soliloquer.
Xavier, lui, ne trouve pas ses oreilles, s’énerve et casse régulièrement les élastiques avant même d’avoir installé son masque. Et puis, c’est une personne qui salive énormément et son nez coule en permanence. Il faut peu de temps pour que son masque soit détrempé du nez jusqu’en bas du menton. Le masque lui crée un stigmate supplémentaire, attire l’œil, car il lui est impossible de le garder propre.
Il y a Denis aussi qui râle continuellement. Il ne nous entend plus, ne nous voit plus. Mal-entendant, il a besoin de lire les mots sur nos lèvres, de décrypter les expressions de nos visages pour nous comprendre. Alors on lève le masque pour de brèves paroles, et tout le reste passe à la trappe. Le masque inclusif laissant entrevoir le bas du visage aurait pu être utile. Il a été essayé mais rapidement abandonné car il génère de la buée, de la transpiration et l’impression de passer à l’auto-cuiseur…
Pour en terminer avec le masque pour les personnes accompagnées au foyer de Ker Odet, on l’a fait tomber.
Depuis la fin de l’été, les personnes qui résident au foyer ne portent plus le masque, comme tout un chacun dans son espace de vie privée. Cela a amélioré nos rapports. Car il est vrai que nous passions notre temps à leur rappeler cette consigne, nous étions sans cesse sur leur dos, et on n’avait plus vraiment d’autre sujet de discussion que le rappel des gestes barrières, la covid s’étant mise au centre de nos relations.
(Médéric KERHOAS, psychologue)
J’ai mené une petite enquête auprès des résidents du Foyer d’Accueil Médicalisé, de l’Accueil Temporaire et de l’Accueil de Jour, ainsi que de mes collègues dans les métiers éducatifs et soignants. Il y a une quasi-unanimité sur le fait que le port du masque, c’est pénible et que vivement que ça cesse, même si on s’y soumet parce que bien obligé, parce que l’Autorité sanitaire l’exige (Macron pour les uns, le directeur ou Maman pour d’autres).
En fait, ce sont les détails des réponses qui ont éveillé mon intérêt. Il m’est apparu effectivement que le port du masque par temps de covid permettait des expériences très contrastées, sans doute du fait d’un champ de tension ouvert entre les deux pôles de signification évoqués par notre double titre. Grosso modo : d’un côté l’équipement de protection intégré au protocole de gestion de crise sanitaire, de l’autre le pur semblant libérateur.
Entre les deux, il est possible de charger le port du masque de significations très diverses.
Tout d’abord, quand j’essaye de m’expliquer pourquoi je porte un masque, il me vient une petite histoire. Je me raconte que depuis mars 2020 le pays tout entier est entré en réa, en soin critique, avec une succession de comas artificiels, appelés “confinements”, qui consistent à débrancher les fonctions supérieures ainsi que tous les organes non-essentiels et à préserver artificiellement les fonctions vitales de la Nation ; entre les comas, des réveils partiels (les “déconfinements”) qui permettent de mesurer les dégâts du coma et d’ajuster les perfusions. J’ai cru comprendre que nous étions maintenant tous responsables de la Saturation des services de réanimation, qui est devenue la boussole de notre salut collectif. J’habite maintenant un monde qui me paraît un peu étriqué, encadré par les lois d’exception, la pagaille évolutive et abrutissante des protocoles, les avis d’experts, le tableau de l’épidémie, la rengaine sur le maudit virus et le retour à la vie normale, l’équipe du service de réa qui apparaît de temps en temps à la télé pour dire que le traitement ça va mais qu’il faut poursuivre car on est pas tiré d’affaire, il faut encore gérer la circulation du virus dans le grand corps de la Nation, gérer des flux et des risques, il n’est pas question de lever les barrières.
Donc je porte un masque, quoi qu’il en coûte. Car c’est le prix à payer pour être proche de l’autre.
Parmi les gestes barrière, le masque est un instrument de distanciation sociale… de proximité. Plutôt que de rompre le lien (de soin, d’aide, d’accompagnement, de service,…), il est possible avec le masque de rester en proximité voire en contact tout en prévenant les excès contaminants du lien social. C’est le « mode dégradé » de la poursuite d’une activité vitale en situation de crise.
Comme je dispose d’assez bonnes capacités à me laisser anesthésier, à oublier, bref à filtrer la cruauté du Réel, j’ai pu évoquer sous forme d’historiette plus ou moins métaphorique ce que de nombreuses personnes, y compris des enfants, ont vécu comme un véritable cauchemar qui leur a ôté le goût de vivre, avec la demande implicite de “ne pas réanimer”. Syndrôme de glissement ou d’hospitalisme, ou bien le suicide (qui a flambé l’an dernier du côté des enfants). Pour eux le mode dégradé ne vaut pas le “coût”, ils en éprouvent trop l’aspect dégradant. Des schizophrènes, plus impactés que moi par ce que la logique sanitaire a de mortifère ou d’animalisant, ont pensé voir des morts vivants ou des clones en croisant des passants masqués, ou se sont sentis rejetés comme des bêtes sauvages lorsqu’ils se présentaient sans masque ou sans pass sanitaire à une terrasse de café. De façon plus atténuée, beaucoup disent étouffer, fatiguer, saturer du masque, ressentir l’envie et la facilité de décrocher d’un lien masqué à autrui, lien tellement amoindri qu’il confine parfois au Non-Essentiel.
Comme l’ennemi viral est un ennemi intérieur, le soupçon du danger viral pèse sur chacun dans l’espace public et dans les espaces de rencontre, car chacun pourrait être le patient zéro du péché originel. Le masque permet de s’avancer à la rencontre de l’autre en montrant patte blanche, en portant une sorte de masque d’innocence avec filtration de la menace certifiée à 98% minimum. C’est tranquillisant.
En bonus, le paquet d’obsessions hygiénistes / phobie du contact / rituels purificateurs s’intègre assez facilement à la religion privée de nombreux névrosés obsessionnels.
Certaines personnes avec un handicap mental ou psychique peuvent aussi manifester un effet de soulagement plus indirect, lié à la dimension universelle et uniformisante de cette entrave à la vie sociale. Ils peuvent mettre de côté leur propre statut d’anormal, et témoigner, outre leur reconnaissance, de l’empathie et de la solidarité vis-à-vis de leurs soignants et éducateurs : “Mon pauvre, c’est pas facile!” Avec le masque, nous sommes affligés d’un handicap d’origine biopolitique.
Je n’hésite pas à parler de handicap, car les témoignages que j’ai reçus sur le port du masque mettent presque tous en avant ce ressenti de gêne et d’entrave dans le lien à l’autre et notamment dans l’échange de paroles.
Beaucoup décrivent leur parole masquée comme étant fastidieuse, peinant à durer au-delà du minimum. A bout de souffle, la parole s’est raccourcie. Certains disent que la fatigue de parler masqués les conduit à aller à l’essentiel, pour que cela cesse plus vite.
Gabrielle a évoqué l’effet massif du masque sur Emmanuelle, qui la réduit au silence comme un bâillon réel, et fait bouchon pour sa bouche qui sans cela ne se ferme jamais. En écho à cela un collègue syndicaliste, donc plutôt causeur de nature, dit se sentir bâillonné symboliquement dans son dialogue avec la direction.
Pour d’autres collègues dont la parole est plus ténue, moins assurée, le masque signifie « La ferme ! » et leur cloue le bec, on ne les entend plus en réunion.
Nous avons appris que se parler 15 minutes en face à face est dangereux, et que les grandes gueules sont des super-contaminateurs parce qu’ils aiment parler à la cantonade et postillonnent abondamment tous azimuts.
Lors des échanges masqués la parole est coupée du corporel, sans bouche, sans partage de postillons, d’haleine ni de souffle. Resterait l’échange d’informations, la communication, mais est-ce l’essentiel ?
Rose, jeune femme de 30 ans accueillie en foyer de vie, explique qu’il faut mettre le masque quand on crache sur les gens. D’ailleurs, ça lui fait un drôle d’effet de ne plus cracher en parlant. D’habitude elle est convaincue de parler une langue étrangère car il lui arrive de cracher des gros mots et des mots comme « fourche » et « binette » qui selon elle ne sont pas du français correct. Depuis qu’elle porte un masque elle est devenue Française, car elle ne parle plus de la même façon, elle arrive mieux à parler un français correct… À travers le masque sa parole est comme filtrée, lissée, expurgée de sa part de jouissance fautive.
La libido tend à déserter la parole sans bouche : sans bouche, comment puis-je boire les paroles de mon interlocuteur, les déguster ou les savourer, comment me suspendre à ses lèvres ? Une stagiaire m’évoquait son impression qu’avec le masque elle ressentait moins d’accroche à la parole de l’autre. Peut-être que sans bouche la pulsion n’a plus de prise où s’accrocher…
Porté par souci de protéger, le masque comporte cette doublure d’être un rappel de notre dangerosité, et par là il peut miner la relation d’aide ou la relation soignante.
Notre masquage peut déshumaniser notre écoute, car par sa neutralité et son inertie, le masque fait taire l’écho émotionnel que l’autre espère susciter en nous avec sa parole. Difficile d’émouvoir un masque. Notre masquage déshumanise aussi bien notre parole, en supprimant tous les indices mimiques qui lui confèrent sa signification intentionnelle. À cela les professionnels du foyer sont très sensibles, car avec beaucoup de personnes accompagnées qui se trouvent être psychotiques, le moindre suspens dans la signification provoque illico de la paranoïa, un sérieux doute sur les intentions de l’autre. Ils doivent donc en permanence resserrer leur vigilance sur les mots qu’ils emploient, faire gaffe aux doubles sens, s’interdire l’humour qui ne passe plus du tout. Régulièrement ils doivent expliciter ce qui d’habitude va sans dire grâce à la mimique : « Je plaisante », « Non je ne t’engueule pas », « Non je ne suis pas méchante »… Mais souvent ça ne suffit pas, et il faut alors écarter le masque pour montrer un sourire.