Dominique PIAN
Philosophe et membre du Conseil d’orientation de l’EREB
« La fin de la vie s’inscrit en faux contre les fins de la vie. »1
Vladimir JANKELEVITCH
Par une de ses formules dont il avait le secret Vladimir JANKELEVITCH soulignait déjà, il y a plus d’un demi-siècle, le paradoxe sous-jacent aux discussions et réflexions actuelles sur la fin de vie : la fin comme « terme » est en opposition aux fins entendues comme finalité. La mort, comme fin de la vie, heurte frontalement nos représentations finales de la vie qui lui donnent son sens.
Ce constat du philosophe, qui réfléchit longuement sur la mort, reçoit aujourd’hui un éclairage encore plus vif dans un monde où chacun, au nom de sa liberté, veut pouvoir affirmer les fins qu’il assigne à son existence. Dès les premières lignes de son ouvrage, JANKELEVITCH distinguait la mort, « phénomène biologique », et la mortalité, « phénomène social »2. C’est cette mortalité qui fait question puisqu’elle n’a plus sa place dans nos conceptions d’un sens de la vie où tout est liberté, projet, contentement personnel… Non seulement, « une sorte de finalité protectrice empêche l’homme de penser à sa propre mort »3 mais il n’y a plus d’espace au quotidien pour un vécu commun de la mort. La mortalité devient encombrante dans nos sociétés, et puisqu’elle n’est plus l’affaire de tous, elle devient le souci de chacun.
Philippe ARIÈS, à la même époque que JANKELEVITCH, dans son ouvrage Essais sur l’histoire de la mort en Occident4 soulignait déjà ce changement radical de la place de la mort dans nos sociétés qui, de centrale au Moyen Âge, est devenue une sorte de point aveugle de nos vies actuelles. Le « mourir » est relégué au registre de l’option personnelle et délégué au monde médical. Il devient un « droit de… » qui se veut à l’image d’une vie. S’il est essentiel à l’humain de ne pas être dépossédé de sa mort, l’affirmation d’un choix résolu de chacun face à ce qui reste à la fois « mystère » et « phénomène »5, selon les termes de JANKELEVITCH, ne témoigne t-elle pas d’un sentiment de déréliction de l’individu par la société ?
Paradoxalement, ce souhait d’une fin de vie en accord avec les fins de la vie se trouve pourtant réalisé dans les institutions -unités de soins palliatifs , EHPAD- sur lesquelles la société se décharge de ce qui l’embarrasse. À la fois de manière spontanée mais aussi réfléchie, ces mini sociétés recréent les finalités de la vie dans des vies diminuées et souvent marquées par la souffrance. Il ne s’agit plus alors d’un devoir d’accompagner des personnes en fin de vie, comme de l’extérieur le regard social l’exprime, mais d’une véritable éthique de l’accompagnement, qui congédie la compassion au profit de la reconnaissance de ce que JANKELEVITCH appelle une « fraternité de destin »6 en précisant auparavant que : « La fraternité dont le « Nous » est la formule n’est pas inférée par induction analogique, mais sympathiquement et intuitivement vécue dans l’expérience intime ».7
Se référant dans une note de bas de page aux analyses d’Emmanuel LEVINAS sur « l’absolument autre » dans Totalité et infini8, JANKELEVITCH laisse entendre le sens de cet accompagnement qui est à appréhender comme singularité d’une vie que l’on ne peut que suivre au plus près sur le modèle de l’accompagnement musical. L’accompagnement est avant tout écoute non d’une vie finissante mais des fins d’une vie qu’il faut essayer de retrouver dans une altérité irréductible.
Les développements de l’auteur dans les derniers chapitres de son ouvrage peuvent alors nous servir, à travers l’articulation qu’il nous propose entre finitude et plénitude, à mieux appréhender le contenu de cet accompagnement. Retrouvant les analyses de son maître et ami BERGSON concernant les idées négatives, JANKELEVITCH nous invite à comprendre la finitude comme « rançon de la plénitude »9. La finitude n’est pas l’angoisse d’une fin, elles n’est pas non plus une métaphysique qui serait une pensée des fins de la fin de vie, mais la conséquence d’une durée propre à chaque vie à la fois entendue comme dynamique vitale et mémoire (souvent simple réminiscence sensible sur le modèle de la madeleine de PROUST) d’une conscience singulière. Ce n’est pas le temps mesuré, mais le temps vécu qui conjugue finitude et plénitude.
L’opposition entre les fin de la vie et la fin de vie n’était donc qu’apparente, elles se rejoignent dans une finalité commune…finalité de l’humain. JANKELEVITCH peut ainsi au terme de ses analyses, sans se contredire, affirmer que « … L’unique, fin de l’homme, c’est l’humain lui-même et non pas l’humain en soi, mais la dignité humaine incarnée en quelqu’un »10. Cet accomplissement d’une finalité d’humanité dans le vécu de toute existence singulière n’est-elle pas alors l’expression d’une solidarité qu’il faut sans cesse rechercher au quotidien et pour les plus faibles entre la fin d’une vie et les fins de la vie ?
1 Vladimir JANKELEVITCH La mort p 71 Éd Flammarion Coll Champs essais
2 ibid p 5
3 ibid p 43
4 Philippe ARIÈS Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours Ed Seuil Coll Points histoire
5 Vladimir JANKELEVITCH La mort p 5
6 ibid p 27
7 bid p 27
8 Emmanuel LEVINAS Totalité et infini Essai sur l’extériorité Éd Le livre de poche biblio essais
9 Vladimir JANKELEVITCH La mort p 442
10 ibid p 410