Cyril Hazif-Thomas, Directeur de l’EREB
« Nationalisme vaccinal », « Waterloo vaccinal », « naufrage bureaucratique » relatif aux tests, masques et vaccins, les expressions défaitistes fleurissent ici ou là tout marquant l’opinion d’une empreinte guerrière. Le blocage des exportations de doses d’AstraZeneca depuis les Etats-Unis, les tensions croissantes entre l’Union européenne et le Royaume Uni, accusé de ne pas remplir sa part de contrat concernant ce même vaccin[1], le recul de l’Inde, qui possède la plus grosse usine de production mondiale, le Serum Institute of India, capable de produire 2,5 milliards de doses par an, mais se replie défensivement sur elle-même, parce que bien décidée à sauver sa population plutôt que de continuer d’alimenter le marché mondial, soulignent de plus le refus d’envisager la question pandémique au prisme de la santé mondiale[2], ce qui va de toute évidence coûter encore beaucoup de vies, notamment celles des plus vulnérables ! Le spectre d’une catastrophe sanitaire encore plus vaste que celle déjà recensée (un an après le début du confinement en France, la pandémie de Covid-19 a déjà coûté la vie à plus de 2,6 millions de personnes dans le monde) reste toujours possible, ce qui ne peut évidemment qu’être choquant dans nos sociétés modernes pour lesquelles le principe de sauver des vies, ce qu’on peut appeler la « raison humanitaire », est très consensuellement partagé !
Très logiquement un collectif de réanimateurs tire la sonnette d’alarme quant à l’inévitable tri à venir des patients atteints de Covid-19 pour l’accès aux soins de réanimation, non sans déplorer les déprogrammations en série touchant de plus en plus d’hôpitaux et réduisant drastiquement les chances de survie des malades chroniques, la chirurgie du coeur et du cancer étant principalement affectée par la désorganisation de l’activité hospitalière[3].
Les disparités économiques, les inégalités sociales et les clivages politiques et/ou générationnels ont coagulé pour générer une « thrombose de solidarité » et ainsi empêché d’attribuer une même valeur aux vies des divers citoyens du monde, ainsi qu’à nos concitoyens. Un sociologue comme D. Fassin a pu conclure que « La crise sanitaire a permis de montrer de manière presque expérimentale cette simple vérité : toutes les vies n’ont pas la même valeur. C’est bien sûr vrai d’un pays à un autre, et ces inégalités sont plus grandes aux États-Unis qu’en France, mais aussi à l’intérieur d’un pays, où des hiérarchies s’établissent entre différentes catégories sociales, puisqu’on semble moins accorder de prix aux vies des étrangers dont la seule infraction est d’être en situation irrégulière qu’à celles des prisonniers auxquels on reproche des délits et des crimes. On le voit, cette réalité empirique contredit le principe affirmé haut et fort de la vie comme bien suprême, et par conséquent théoriquement de même valeur, quelle que soit la condition. »[4]
Si la situation d’hésitation vaccinale s’ajoute alors à la « diplomatie de la fiole »[5], il est à craindre que la course de vitesse entre les variants et les vaccins[6] soit gagnée par les premiers aux détriments de toutes et tous. Las, comme le notait déjà le petit Caporal dont on devrait commémorer la mort en Mai prochain, « Le doute est l’ennemi des grandes entreprises »[7].
Ces doutes concernant la balance bénéfices/risques des vaccins ont beau être dénoncés par une majorité de médecins, ils demeurent retrouvés dans bon nombre d’opinions citoyennes d’ailleurs rejointes en cela par les réflexions de quelques soignants eux-mêmes, mi-réticents, mi-compliants, parfois montrés du doigt en ce que leur comportement ne serait pas à la hauteur des enjeux organisationnels et sociétaux, tant il est attendu qu’ils montrent la voie aux soignés, devoir d’exemplarité oblige, parmi leurs nombreuses contraintes et obligations actuelles. Ainsi dès décembre 2020, le Comité Consultatif National d’Ethique avançait l’idée selon laquelle « En ce qu’elle porte atteinte à la liberté individuelle, l’obligation vaccinale interroge sur les circonstances qui pourraient la justifier. Dans le cadre de la pandémie de Covid-19, elle ne peut se concevoir que comme un dernier recours, face à une situation de très grave danger créé par une pandémie non contrôlée, avec une offre de vaccins à l’efficacité et à l’innocuité parfaitement connues et éprouvées avec le recul nécessaire. »[8]
Revenant sur ses pas, le CCNE associé pour l’occasion à la Conférence Nationale des ERER (CNERER), modère son dessein éthique même s’il reste à l’évidence inquiet de l’évolution du degré de protection vaccinale de celles et ceux qui sont « au front » et se battent sur le terrain quotidiennement : « L’inquiétude vient de ce que, selon les données de Santé publique France, la proportion de professionnels de santé en milieu hospitalier ayant reçu au moins une dose de vaccin atteint seulement 46,3 % le 21 mars 2021, même si ce pourcentage progresse régulièrement. Ce pourcentage est équivalent pour les professionnels travaillant en EHPAD (40 à 60 % selon les régions). Plusieurs enquêtes ont confirmé l’hésitation vaccinale – déjà observée lors des campagnes de vaccination précédentes pour d’autres pathogènes – soulignant que si elle touchait peu les médecins, elle concernait la moitié des infirmiers et les deux-tiers des aides-soignants »[9].
De sorte que, contexte de pénurie vaccinale aidant, la conclusion tombe, prudente : « S’il n’appartient pas au CCNE et à la CNERER de se prononcer sur les moyens de parvenir à ce que tous les personnels de santé soient vaccinés, ils alertent sur le fait qu’une obligation vaccinale – recevable sur un plan juridique ou du droit du travail – ne serait pas adaptée dans une situation de faible approvisionnement en doses de vaccins, ni dans un contexte d’évolutivité et d’incertitudes engendrant des situations d’incohérence et des décisions parfois contradictoires pouvant provoquer de fortes réactions négatives. Une démarche pédagogique et active au sein des équipes permettant d’appréhender objectivement les informations évolutives, voire contradictoires, sera la plus à même de conduire chacun, comme soignant et comme citoyen, à une démarche responsable. » (CCNE&CNERER, 29 mars 2021, ibid).
Où l’on retrouve somme toute l’idée classique selon laquelle les soignants sont -presque- des patients comme les autres, et que dans cet esprit il s’agit de faire au patient non pas le bien tel que nous l’évaluons mais son bien, c’est-à-dire ce qu’il estime souhaitable ! Et cela serait sans doute acceptable sans autre forme de procès si les soignants n’étaient pas susceptibles de transmettre le virus à leurs corps défendants et être à l’origine de maladies nosocomiales chez ceux qu’ils soignent. Cette opinion conjointe CCNE et CNERER rappelle à juste titre que « De fait, de nombreuses situations d’infections nosocomiales par le SRAS-CoV-2 et son variant « britannique » sont rapportées dans les établissements, touchant patients et professionnels, et ayant pour origine patients ou soignants lorsque l’analyse des cas groupés a pu être faite. On rappellera aussi qu’en raison de la pénurie en ressources humaines qualifiées, certains de ces professionnels ont été incités à travailler alors qu’ils étaient contaminés. » (CCNE&CNERER, 29 mars 2021, ibid).
Ainsi à défaut de grande entreprise vaccinale, la situation restera à bien des égards « hors contrôle ». L’éventuelle culpabilisation des soignants revêches cache d’ailleurs des attentes plus importantes de couverture vaccinale du côté de certaines franges soignantes les plus exposées au virus comme observé en réanimation, maladie infectieuse, rééducation…
La question est simple : sans confraternité, la fraternité peut-elle résonner juste dans notre démocratie sanitaire ? De même, sans faire preuve de solidarité envers les pays plus pauvres, la justice sera-t-elle à l’œuvre ? Faute de fraternité le constat d’une réelle « frèrocité » s’imposera toujours plus, tant entre pays riches, qu’entre pays riches et pays pauvres, voire entre usagers du système de santé et ceux plus « usagés », ceux-là mêmes qu’avec raison le Président du Conseil national de l’Ordre des médecins refuse de voir traiter par l’Etat comme des variables d’ajustement : « La logistique d’Etat doit être au service de la campagne de vaccination et ses insuffisances ne doivent pas contraindre les professionnels de santé. Nos patients ne sont pas des variables d’ajustement »[10].
C’est qu’en effet « la férocité transformée, grâce à un jeu de mots, en « frèrocité » ne repose-telle pas en effet toujours sur la faiblesse humaine ? Et celle-ci ne se nourrrit-elle pas d’égoïsme national ou professionnel ? L’éthique de la collégialité, prélude à l’éthique de responsabilité ici recommandée, permettra-t-elle de faire l’économie de l’obligation vaccinale si la situation continue de se tendre ? Ou devra-t-on, comme on l’a fait avec le secret médical[11], accepter de nouvelles dérogations au droit commun, ici au principe de la libre décision éclairée de chacun quant à sa santé et ce qu’il en confie à l’homme de l’Art ?
Pour autant la voie de l’autoritarisme sanitaire est déstabilisante et partiale car l’Etat n’a pas à régenter la vie entière de chacun : « …si une majeure partie de la population française refuse de se faire vacciner, ce n’est peut-être pas si grave, alerte l’épidémiologiste Antoine Flahaut, parce qu’il n’y aura de toute façon pas assez de vaccins pour tout le monde. L’OMS a alerté : si les pays riches vaccinent plus de 20% de leur population, ce sera au détriment des pays plus pauvres. Ce serait donc faire preuve d’égoïsme national que de vouloir vacciner l’ensemble des citoyens en 2021. Et les personnes que l’on ciblera en priorité, notamment les personnes à risque de complication et de décès, ne seront peut-être pas si réticentes à se faire vacciner pour redonner un cours plus normal à leur existence »[12].
La sagesse ancestrale nous rappelle que l’homme trop imbu de lui-même « dont le cœur ne s’ouvre point au besoin et aux malheurs des autres hommes, est un monstre dans la société des Frères ». Aussi l’urgence sanitaire doit-elle être conjuguée à l’exigence éthique d’avoir à cœur de faire oeuvre d’interdépendance, afin d’être en mesure de conjuguer en temps de crise sanitaire, égalité, fraternité, empathie… et efficacité[13].
Pour relancer une telle dynamique plutôt que de promouvoir les stratégies autoritaires en contexte de grande émotion collective, le recours aux comités éthiques, aux cellules éthiques de soutien et à une culture de responsabilité citoyenne plus partagée, peut réorienter le professionnel de santé dans sa pratique et réorienter les citoyens dans leur désarroi, qui ne peut que s’aggraver avec la montée des pratiques de « tri » des patients.
[1] Covid-19 : « l’Union européenne se résout à la guerre des vaccins contre le Royaume-Uni », Le Monde du 26 mars 2021 : « Aucune dose n’a quitté les îles britanniques, alors que, depuis le 1er décembre 2020, 21 millions de vaccins (pour l’essentiel Pfizer-BioNTech) y ont été exportés à partir du sol européen, représentant les deux tiers des 32 millions d’injections qui ont été effectuées outre-Manche », Covid-19 : l’Union européenne se résout à la guerre des vaccins contre le Royaume-Uni (lemonde.fr).
[2] Cyril Hazif-Thomas, Exercer un rôle de vigie et d’alerte sur les questions éthiques remontant du terrain, sans oublier la dynamique de santé mondiale, Exercer-un-role-de-vigieERER.pdf (espace-ethique-bretagne.fr)
[3] Collectif de médecin réanimateurs, Le gouvernement doit assumer devant la société tout entière sa stratégie de « tri » des patients atteints du vaccin-19, Le Mondez du 30 Mai 2021.
[4]Interview de Didier Fassin, par 12.03.2021, par Philippe Nessmann, , « La pandémie a montré que toutes les vies n’ont pas la même valeur », https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-pandemie-a-montre-que-toutes-les-vies-nont-pas-la-meme-valeur
[5] Rivalités. La “guerre des vaccins”, une nouvelle fracture géopolitique, Courrier international du 28 janvier 2021 : « Des douaniers qui inspectent les poids lourds et les ferrys à la recherche, non pas d’armes ni d’immigrés clandestins, mais d’une mystérieuse potion biochimique, des services d’espionnage et de communication qui abreuvent les réseaux sociaux de récits d’épouvante pour descendre en flammes tel ou tel champion national.” Bienvenue dans la première grande bataille géopolitique du XXIe siècle, ose The Spectator dans son édition datée du 30 janvier. Bienvenue dans la “guerre des vaccins”. », https://www.courrierinternational.com/ une/rivalites-la-guerre-des-vaccins-une-nouvelle-fracture-geopolitique
[6] Avis du Conseil scientifique COVID-19 du 12 janvier 2021 : « ENTRE VACCINS ET VARIANTS : UNE COURSE CONTRE LA MONTRE », avis_conseil_scientifique_12_janvier_2021_actualise_13_janvier_2021.pdf (solidarites-sante.gouv.fr) : « Une course contre la montre s’engage donc entre d’une part l’effort de vaccination et d’autre part la pénétration du variant britannique dans la population française », p.12 de cet avis.
[7] Citation de Napoléon Bonaparte
[8] Avis du CCNE du 18 décembre 2020, « Enjeux éthiques d’une politique vaccinale contre le SARS-COV-2, Réponse du CCNE à la saisine du ministre des solidarités et de la santé »
[9] CCNE&CNERER, OPINION – 29 mars 2021 – Enjeux éthiques soulevés par la vaccination contre la Covid-19.
[10] P. Bouet, La société doit savoir qu’elle peut compter plus que jamais sur ses médecins, Médecins, Le bulletin de L’Ordre National des Médecins, Mars-Avril 2021, n°72, p. 2.
[11] C. Bergoignan-Esper, Covid-19 : nouvelles dérogations au secret médical par les systèmes d’information SI-DEP et Contect-Covid, La revue du Praticien, février 2021, vol. 71, 133-5.
[12] A. Flahaut, L’autoritarisme sanitaire répond à une attente, Le un du mercredi 9 décembre, n°326, le poster du un.
[13] Miquel Oliu-Barton, Bary Pradelski, Covid-19 : « Qui vacciner en priorité ? Selon quels critères ? Comment hiérarchiser tout cela ? », Tribune du Monde du 21 novembre 2020, Covid-19 : « Qui vacciner en priorité ? Selon quels critères ? Comment hiérarchiser tout cela ? » (lemonde.fr).