Billets éthiquesCOVID19

Etats d’âme en réanimation COVID-19

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Didier FOUREL, médecin réanimateur
Alexandra SEGONDI, psychologue clinicienne
Maxime DELAUNAY, étudiant de psychologie
Christelle GALLEGO, interne de médecine interne et immunologie

 

Introduction

La pandémie à Covid-19 coûte au soignant une souffrance psychologique particulièrement marquée dans des situations dites de « première ligne » décrites à l’origine avec les soins critiques[1]. Lieu de vulnérabilité déjà identifié chez le professionnel de santé, le psychisme constitue également une voie d’approche pratique de l’éthique[2].

Il semble donc pertinent de s’intéresser aux émotions quand elles apparaissent à des moments d’incertitude décisionnelle. Souvent invisibles ou contenues, les émotions peuvent parasiter notre compréhension de cette période historique du soin critique qu’est la crise sanitaire. Aussi apparaîtrait-il envisageable de les éloigner du champ de la réflexion ; cependant, à cause d’un indéniable mécanisme de résurgence, non sans rappeler les coordonnées de l’inconscient freudien, cette solution n’est pas toujours retenue car « ce qui est enfoui profondément finit toujours par trouver son point de résurgence, de manière déplacée, imprévue, voire déplaisante[3] ». Les émotions sont dans un rapport avec le temps et l’histoire ; elles adviennent aujourd’hui comme elles le firent hier et le feront demain ; elles compriment le temps.

Les désordres psychologiques mis en lumière pendant l’épidémie sont connus par leur rapport à une forme particulière de violence qui vient en réplique aux questions de sécurité des personnes, de priorisation des choix et aux questions sur la mort[4]. La violence est une problématique endémique du soin que la pandémie amplifie. Il apparait aussi qu’elle dépasse le périmètre du soin en touchant plus largement l’ensemble des citoyens. Aussi doit-on voir dans le fait psychique une commune mesure de souffrance et de vulnérabilité[5] qui va être, selon le moment, aux couleurs de la peur, de l’angoisse, de l’anxiété ou du stress post-traumatique[6]… Ces troubles ont un potentiel à altérer le jugement et à paralyser l’action, alors qu’au contraire toute difficulté réclame sérénité dans la quête, comme l’écrit Pierre Valette, d’une meilleure « opération mentale[7] ». De ce point de vue, l’action de « trier » ou de « prioriser » est certainement l’opération mentale la plus exigeante pour un professionnel des soins critiques car le moment est une épreuve qu’il dit redouter plus que tout. En cause le raisonnement scientifique qui d’ordinaire guide la prise de décision, et qui se retrouve arraisonné par des influences émotionnelles dont l’emprise peut s’avérer tenace.

De là un rôle essentiel du psychologue qui est confronté avec le prolongement de la crise à une augmentation de la souffrance psychique. On parle aussi de « vague » d’épuisement, de lassitude, d’angoisse et de peur, elle fait l’objet de la mise en place des cellules de soutien psychologique qui visent à redonner des points de repère aux citoyens et aux soignants qui manquent d’expériences de ce genre et qui « tâtonnent »[8]. Cela paraît d’autant plus justifié que les informations diffusées et les représentations que l’on s’en fait se contredisent, les rendant impropres à rassurer. Mais dès lors que l’on prend en compte la dimension psychique dans la crise, une question se pose : que faire des émotions si on fait l’hypothèse qu’elles ont une utilité propre et une valeur heuristique[9] ? Nous posons ici un regard médico-psychologique sur le sens des émotions exprimées par les soignants pendant la pandémie à Covid-19 et nous illustrerons d’exemples issus des soins critiques.

Ils sont angoissés par le discours du médical avec la mort

La pandémie à la Covid-19 a conduit le discours médical, pris dans l’étau d’un temps d’urgence, à se pencher de tout son dire sur la maladie. Un signifiant s’est dès lors retrouvé exclu de l’équation, à savoir le malade, ravalé par cette maladie nouvelle, faisant état d’énigme et dont il a été légitimement demandé à la science de répondre (avec en prime la possibilité pour le décideur de consulter un Conseil scientifique).

L’énigme du début de l’épidémie est venue faire trou dans le savoir médical qui a alors été sommé de l’obstruer, coûte que coûte, et ce par l’intermédiaire de la recherche. Le discours médical ne pouvait exclure cette énigme de la Covid-19 de son champ d’action, et en a été totalement accaparé, parlant même d’une seule langue scientifique, cependant prise à défaut au début de la pandémie. Mais qu’en était-il, dans ce temps de crise sanitaire, de la considération portée à l’endroit du malade, du sujet et de la parole de ce dernier ? Du professionnel de santé et du citoyen ? Quelle place donner au fait psychologique dans un état de crise sanitaire tel que nous l’avons connu et que nous connaissons encore actuellement ?

De la crise sanitaire s’est exacerbée une crise psychique. On a pu y voir au sein de nos sociétés une montée de l’angoisse, de l’anxiété, de la peur chez un sujet en souffrance. La pandémie, évoluant aussi par vagues, est venue réactiver l’inéluctabilité de la mort que certaines recherches en science, sur l’immortalité cellulaire notamment, tentaient de maîtriser, de contenir. La mort reste inéluctable et demeure la limite ultime contre laquelle sujet et science ne peuvent rien. C’est sans doute du fait même qu’elle est inéluctable que la mort vient s’agglomérer en tant qu’angoisse, et ce de manière généralisée au sein de la population humaine. La mort comme une limite infranchissable. Mais comment peut-on accepter le caractère implacable de la mort dans une société où l’impossible n’est plus que référé à de l’impuissance ? Une impuissance qui serait dès lors à condamner et qui serait l’objet de recherche dans le but de renvoyer cette limite à un état de grâce scientifique où elle serait saisie et maîtrisée. Nous reviendrons sur la notion d’impuissance un peu plus loin.

L’angoisse déroge à la règle du maîtrisable. L’angoisse c’est le réel lacanien, à savoir cette part a-visible, qui ne se laisse voir ni s’écrire, mais qui se ressent dans le corps. L’invisible renvoie au visible. On constate l’invisible en s’appuyant sur le visible, et inversement ; on discerne de l’indiscernable, on indiscerne du discernable. L’invisible entre donc dans un cadre, une grille de lecture qu’est la nôtre, être humain. L’a-visible est en dehors de tout le champ de la représentation. L’a-visible ne peut s’appuyer sur le visible comme peut le faire l’invisible, car il ne peut être représentable, il ne peut se dire. Le réel, et donc de facto l’angoisse et la mort sont « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire » nous dit Jacques Lacan[10].

La mort en tant qu’inéluctable se mue en angoisse, à défaut de se muer dans le pouvoir de représentation et de communication des mots. L’angoisse laisse le sujet en proie à lui-même, en proie à sa propre finitude. L’angoisse signe la souffrance et la vulnérabilité du sujet parlant car, ne pouvant la dire, il entrevoit qu’il n’est pas maître dans son corps, maître dans sa maison.

Si la science médicale par ses avancées prodigieuses en matière de santé et de soin était un tant soit peu parvenue à gommer la mort du champ de l’angoisse par son semblant de maîtrise de cette dernière, la pandémie à la Covid-19 en tant qu’elle a fait trou dans le savoir médical, est venue réactualiser cette angoisse qui n’avait été éradiquée que dans le semblant, mais restée tapie dans l’ombre, prête, dans le sursaut de l’angoisse, à faire son droit, à savoir qu’elle est et reste inéluctable.

Vous économisez les émotions

En psychologie, il est important de distinguer théoriquement ce qui relève de l’angoisse de ce qui relève de la peur, et il semble intéressant d’évoquer la peur chez le soignant en ce temps intensif de crise sanitaire où les services de réanimation inhérents aux structures hospitalières s’en sont retrouvés embouteillés en places disponibles. La peur est un sentiment très présent chez les soignants pendant la crise[11]. Ils la perçoivent comme une violence du soin, avec l’intensité d’un traumatisme psychique qui aura des séquelles durables.

Cela rappelle quelque part le terrorisme, la pandémie fait resurgir ces peurs antérieures. Avec l’accumulation des crises, la souffrance psychique s’aggrave. Aujourd’hui, on a peur d’un Etant contaminé et contagieux, on souffre de la manière dont on traite les corps (séparation sain/infecté) ou du manque de considération sociale (distanciation/transfert). C’est aussi pour le soignant une épreuve de penser la vulnérabilité et la mort dans un rapport de priorisation/disparition, en fait c’est une question de société en temps de pandémie. Jean Giono le suggérait lorsqu’il romançait le choléra dans Le Hussard sur le toit[12], hanté qu’il était depuis la guerre 14-18 par « ce trauma de donner la mort à un homme ». Le soignant est traumatisé par la seule éventualité de devoir prioriser les soins[13], le triage étant dans le soin un des faits les plus anxiogènes[14]. Il est acteur souffrant, tels ces internes en soins critiques, « fantassins de la première ligne », ainsi les nomme Gilles Pialoux[15], exposés à la violence : « Ce sont eux qui annoncent les décès, qui se sont pris la violence des familles auxquelles il fallait dire que leur proche n’irait pas en réanimation, ou en cas de refus de visite ». Cette violence est-elle justifiée ? Le soignant est seul, sans expérience de la question d’une mort possiblement donnée, d’une mort qui vient en masse, une massa perdita à laquelle fait référence Paul Ricoeur[16] dans les épidémies. Le soignant, pas plus que le citoyen, n’est formé à cette épreuve de devoir choisir qui soigner dans un contexte d’incertitudes scientifiques et techniques.

Pouvez-vous alors imaginer devoir « faire front sans peur[17] » comme le ferait un combattant entraîné ou, à l’inverse, devez-vous apprendre à gouverner votre peur pour enfin « prendre conscience de ce que l’on fait quand on trie des victimes »[18] ?

Dressons ici un aparté succinct pour définir la peur telle qu’elle est conceptualisée dans le champ de la psychologie clinique. La peur s’entrevoit en tant qu’anxiété et est à différencier de l’angoisse. Le paradigme de la peur est la phobie. Le symptôme qu’est la phobie est décrit comme une solution subjective pour un sujet en proie à des angoisses qui sont dites diffuses ; par définition l’angoisse est sans objet sur lequel elle pourrait se concentrer, s’agglomérer. Nous pourrions alors objecter par rapport à ce qui a pu se dire précédemment que l’angoisse peut se rattacher à un objet qu’est la mort. La mort n’est pas à entendre comme un objet en tant que tel, en tant qu’elle ne peut être saisie dans la réalité concrète. Ainsi, on note combien, dans l’histoire de l’humanité, de l’insaisissable de la mort, des fantasmes ont tenté d’en dire quelque chose, d’un au-delà de celle-ci en particulier. Un adage du philosophe Epicure pourra sans doute expliciter, éclairer le propos : « La mort n’est rien pour nous ». Epicure dit de la mort qu’on ne la rencontre pas : « Si la mort est là, c’est que je ne suis plus là, il m’est donc impossible de la rencontrer ». Par la rencontre impossible de l’humain à la mort tient l’angoisse en lien à cette dernière. C’est bien parce que la mort n’est pas, que l’angoisse advient. Dans le champ de la psychologie, il paraît donc peu adéquat de parler de peur de la mort.

Revenons au paradigme de la peur, à savoir la phobie. On voit bien comment dans la phobie, un objet de la réalité concrète est identifié ; un objet qui est dit phobique. Face à une angoisse diffuse et massive à laquelle le sujet peut être accaparé de tout son être, ce dernier peut se faire le bénéfice d’une économie psychique non négligeable, en concentrant ladite angoisse sur un objet à présent phobique. L’appareil psychique du sujet se dépouille alors d’une angoisse envahissante au profit d’une phobie relativement plus contenante. L’économie psychique qui résulte de cette opération psychique tient au fait que le sujet a localisé et déterminé un objet dans la réalité, et duquel il pourra se détourner dans une conduite d’évitement. L’anxiété quant à elle, s’entreverrait dans la crainte de retrouver l’objet, tandis que la peur s’entreverrait dans la rencontre avec l’objet.

On peut donc ainsi comprendre en quoi la peur ressentie dans la population et chez le soignant dans l’exercice de son travail, qui plus est en temps de crise sanitaire, s’avère problématique. Prenons l’exemple d’une angoisse de mort qui s’aménagerait en tant qu’anxiété dans l’objet concret, car médiatisé anxiolytiquement par les recherches et le savoir scientifiques, qu’est la Covid-19. D’ailleurs, c’est sans doute l’angoisse de mort inhérente à l’être humain qui a impulsé la recherche d’un vaccin, d’un traitement à cette épidémie. Au-delà de l’objet Covid-19 se retrouve donc l’angoisse de mort et en deçà de l’angoisse de mort se retrouve l’anxiété, la peur de la Covid-19.

Nous délibérons dans un entre-deux

L’épidémie sera circonscrite en intervenant à la fois sur ce qui fait peur et par ceux qui ont peur. Car la peur a une composante liée aux événements sanitaires et une autre en rapport avec l’affect du sujet. Cela nous conduit à distinguer parmi nos émotions celles qui nous sont extérieures et celles qui dépendent de nous.

Un psychologue rapporte dans la presse son expérience avec les soignants en réanimation : « Ils ont une vision très parcellaire du Covid-19. C’est très inquiétant pour eux. Parce qu’ils ont peur pour eux, peur de tomber malade et de contaminer leurs proches. Mais aussi parce qu’ils sont confrontés à un nombre de morts anormalement élevé. Et parce que les mourants ne peuvent pas recevoir la visite de leurs proches[19] ». Le jugement est fragilisé par l’émotion d’une urgence, du grand nombre de malades, des morts et du risque de se contaminer. C’est là aussi une commune mesure de souffrance. Un temps long s’impose alors avec la prise de conscience d’une finitude. La mort bien-sûr est immanente, ce constat peut effrayer. Mais un autre questionnement émerge avec la finitude : comment qualifier l’exercice d’un soin qui, momentanément confronté à l’anormal, se voit privé de sa technique au sens de la praxis ? S’agit-il toujours de soin ? Le problème ici se trouve dans l’interdiction faite aux familles d’accéder aux services de réanimation. C’est une atteinte aux droits de l’usager et en même temps une offense portée à l’art de réanimer dont on sait qu’il ne dépend pas seulement des avancées de la science ou des outils matériels mais tout autant sinon plus d’une présence humaine, essentielle pour le soignant, le patient et ses proches. Ce manque de reconnaissance artistique est une double peine pour un soignant à qui on recommande d’être résilient et, sans moyens et sans technique, de surmonter l’épreuve de vérité[20] avec plus d’attention, d’écoute et d’empathie. C’est dans le soin un effort insuffisamment reconnu car la performance ne s’inquiète guère des états d’âme. Avec la question du triage, l’idée du « plus grand nombre » est convertit, si l’on ne prend pas garde, à un indicateur au mépris de l’humain trop facilement réifié. Doit-on s’en inquiéter quand l’enjeu est de faire accepter l’idée de priorisation sans abandonner la personne humaine ?

Une piste réside à coup sûr dans le dire la « mort en masse » qui, par la force des choses, relève d’un double discours du professionnel de santé et de la société, tous deux ayant à se réinventer dans un présent de souffrance psychique et morale. Il revient alors à l’éthique de faire valoir un principe de reconnaissance du sujet, et ce, par des voies que les discours médical, philosophique et psychologique sont à même de discuter, d’interroger. Se préparer à cela est un mécanisme assez dynamique mais en contrepartie installé dans un entre-deux psychologique où l’on délibère sur l’évitement et l’affrontement des émotions, seul et en communauté.

Elizabeth Badinter écrivait : « Ce qui est certain, c’est que la peur est mauvaise conseillère. Ne cédons pas à la peur ». L’adage interpelle sur le risque d’impassibilité qui résulterait des dilemmes psychiques et moraux, une réaction comportementale stoïque susceptible de contrarier tout projet d’avenir. On dirait alors de la peur qu’elle paralyse. Or, ce n’est pas le but recherché car de la peur, le sujet peut s’en défendre dans une conduite soit d’évitement soit d’affrontement. Un exemple de conduite exacerbée d’affrontement peut s’entrevoir dans la question de l’obstination déraisonnable. Une conduite exacerbée d’évitement peut quant à elle s’entrevoir dans ce qui est une aversion, une négation du soignant à soigner, le but recherché étant de se détourner de la source d’anxiété. Dans ces deux conduites exacerbées d’évitement et d’affrontement, qu’en est-il du sujet malade ? Dans l’un, le soin s’acharne sur la maladie, s’arrogeant le droit de faire sans le sujet malade, qui n’est alors plus qu’objet, maladie ; dans l’autre, le soin s’arrache de la maladie, excluant par la même occasion le représentant de celle-ci, à savoir le sujet malade. Sans médiateur, à entendre sans le soin, le sujet malade peut s’en retrouver dès lors extirpé d’une possible anxiété quant à son état de santé, et projeté dans une angoisse de mort diffuse, car sans prise à une contenance que peut revêtir le maniement du sujet par le dit du soin ; c’est ce à quoi renvoie le concept de Handling de Donald Woods Winnicott. La peur légitimement ressentie chez le soignant n’est donc pas sans conséquence chez le sujet du soin.

Dès lors, il en revient à l’éthique de la responsabilité d’écouter plus qu’entendre la parole des protagonistes du soin, l’un le soignant, l’autre, le soigné. La parole est ce qui, dans la théorie psychanalytique lacanienne, soutient le sujet. Jacques Lacan dit de l’être humain qu’il est un parlêtre, un être parlant. C’est par la parole que vient à se dire la vérité du sujet de l’inconscient ; une vérité subjective. Dans la parole, le sujet s’engage dans sa subjectivité ; il parle en son nom propre. On voit bien comment dans les deux mouvances décrites précédemment que sont les conduites d’évitement et d’affrontement, le sujet chez le soignant et le soigné vient à se désengager. Dans le tourbillon de l’obstination déraisonnable, le soignant s’oublie en tant que sujet, et ce dans une conduite totale du faire ; le soin pouvant être entendu comme l’alliance du faire et du dire, excluant toute totalité de l’un ou de l’autre, et qui engloutirait de fait, l’un ou l’autre. Un dire où le sujet, en tant que sujet parlant, pourrait s’y insérer, et d’où ressortirait une dialectique possible soignant-soigné. Un dire total exclurait le faire du soin, et donc l’acte de soigner. Dans l’abandon de la conduite d’évitement, le soignant s’extirpe de toute dialectique à l’autre soigné ; le soigné n’existant plus aux yeux du soignant, le soignant n’existant plus aux yeux du soigné, l’un et l’autre s’en retrouvent neutralisés et impuissants.

Je deviens être-soignant-proche

Un signifiant psychologique apparaît en réflexion pendant la crise, c’est celui d’impuissance.

Face à la pandémie à Covid-19, l’être humain, quel que soient son genre, son âge, sa catégorie socio-professionnelle, sa nationalité même, se retrouve confronté à l’impuissance. Impuissance à endiguer le virus, impuissance à la soigner et/ou à en éviter l’aggravation, impuissance face aux mesures gouvernementales de confinement, récemment de couvre-feu.

Dans une société en quête de toute-puissance où l’hyperconsommation règne, où l’objectivation galopante tend à mettre de côté le sujet, où la vieillesse et la mort n’ont plus leur place si ce n’est celle de les faire reculer coûte que coûte, cette pandémie oblige l’humain à revoir sa copie, à faire un pas de côté, à reconsidérer l’impuissance inhérente à sa condition particulière d’être mortel. La pandémie, en nous mettant chacun face à notre impuissance nous pousse à l’humilité, à réfléchir à rebours du Discours Capitaliste, discours actuel dominant dans le monde occidental, en référence à la théorie des Quatre Discours de Lacan[21].

Le Discours Capitaliste, subversion du discours du maître, est centré sur le sujet en tant que consommateur. Le sujet y est conçu comme non divisé, entièrement définissable par un discours scientifique désubjectivisé/désubjectivisant, dont le désir ne serait que désir de consommation, les objets consommés visant à le compléter. Jean-Claude Maleval nous donne un éclairage tout à fait intéressant de cette problématique en soulignant que « le sujet moderne ne s’oriente plus sur l’Un de l’exception, promoteur de la castration signifiante, qui est au principe des morales de l’austérité, de l’abnégation, du sacrifice[22] ». L’édifice de la civilisation actuelle ne repose donc plus comme l’affirmait Freud « sur le principe de renoncement aux pulsions instinctives[23] » mais sur une jouissance captée par « les plus-de-jouir », par les objets de la science, par les lathouses[24]. Quelles réalités revêt cette impuissance du côté du soignant, de la relation de soin ?

L’article de Faustine Vincent, paru dans le journal Le Monde du 4 avril 2020 et cité précédemment illustre l’impuissance. Il s’agirait ainsi d’une triple impuissance : à l’impuissance de n’avoir pu contrôler l’apparition du virus s’ajoutent la difficulté à le soigner – « on tâtonne » – comme le souligne l’infirmière citée, ainsi que la mise en place d’une médecine dite « de guerre » où les patients ont été et sont encore dans certaines zones, « triés » en arrivant à l’hôpital. Comment comprendre, nous positionner et tenter de répondre, dans notre clinique, à l’impuissance générée par cette situation de crise qui installe un rapport nouveau à la vulnérabilité et à la mort ?

Le sujet, dans cette position de vulnérabilité et d’impuissance engendrée par la crise, est exposé à « rencontrer sa position anthropologique fondamentale[25] » comme le souligne la psychanalyste et éminente chercheuse au CNRS Christina Lindenmeyer dans un article relatif à la place du clinicien à l’heure de la télémédecine amplifiée par la période coronavirus.

A la naissance en effet, le nourrisson dans l’incapacité à agir seul, se trouve dans une situation de détresse jusqu’à ce qu’un autre, le Nebenmensch[26], « l’être-humain-proche[27] » selon la traduction de Freud, vienne à sa rencontre et l’accompagne dans sa construction de sujet. Les situations de crise, telles qu’elles sont définies par Hanna Arendt[28], réactualisent chez bon nombre de sujets cette impuissance originelle « faisant remonter à la surface les fantasmes et angoisses oubliés[29] ». Pour certains sujets, ce retour à l’expérience originelle est susceptible de permettre un réaménagement psychique avec soi, pour d’autres, cela conduit à des risques psychiques pouvant mener à la décompensation. Si l’expérience de détresse telle qu’elle peut être vécue par le sujet en temps de coronavirus n’est pas audible, « entendable » par un autre en présence, celle-ci est susceptible de la laisser en proie à sa propre violence et aux émotions qui l’accompagnent.

Il s’agirait donc pour le professionnel de santé et en particulier pour le psychologue clinicien d’occuper, en cette période de coronavirus qui impose des distanciations, la place de « l’être-humain-proche » offrant la possibilité au sujet, en se connectant à une personne en présence, de « promouvoir et assurer le mouvement de transformation de l’excitation insupportable liée à sa détresse, vers une pulsion créatrice[30] ». La présence de l’autre serait ainsi un lieu de résonnance et de création d’un processus de symbolisation permettant au sujet de donner du sens à ce qui lui arrive et de passer d’une position passive de détresse, où il subit la situation, à une position active où il peut agir dessus.

Se « délester » ainsi de sa détresse auprès d’un « être-humain-proche » reviendrait à une forme de catharsis, bien que dans l’acception dramaturgique de la catharsis il n’y ait pas de « feedback » des comédiens vers le spectateur là où le professionnel de santé, médecin comme psychologue, s’adresse également au patient. Il s’agit dans le soin d’une danse à deux, d’un lien qui se tisse dans une relation « d’être-soignant-proche » symétrique. Le soignant, en proposant au patient un exutoire par la parole et la présence, offre donc la possibilité « d’échapper à l’emprise de la peur », de convertir la détresse vers autre chose, en somme de redevenir acteur de ce qui lui arrive. C’est là une alternative psychodynamique de composer avec la peur comme avec l’ensemble du panel des émotions et non en faire fi. Cela suppose aussi qu’il y ait une dimension ontologique à l’être-soignant-proche dans le sens où on ne peut inventer un métier d’homme[31] sans que ce métier définisse en parallèle des valeurs intrinsèques et les raisons d’un engagement.

Le sujet ne peut « faire front sans peur ». Il a d’abord peur, puis, dans un second temps, il fait quelque chose de sa peur, de là il pourra à nouveau penser. Skriabine parle aussi d’exutoire[32] : « Trouver un exutoire permet d’échapper à l’emprise de la peur. […] permet une organisation de la pensée qui rassure et fédère ». Confiner la population est un exemple d’exutoire dans la mesure où il rassure ceux qui craignent l’épreuve de vérité du triage et en même temps offre du temps pour réorganiser le système de santé. Il appartient en général au politique de choisir les exutoires car ils ne sont pas dépourvus de conséquences adverses. L’objectif vise en partie à purifier les émotions mais il y a un prix à payer, ce qui rend la décision nécessairement liée à une dimension éthique. D’un point de vue philosophique[33], il semblerait effectivement que l’on se réfère à une notion aristotélicienne de catharsis qui renvoie au domaine médical et à la capacité du soin à résoudre des « faits propres à exciter la crainte et la pitié[34] ».

Conclusion

Comment savoir où placer le « curseur émotionnel » d’un point de vue éthique et déontologique ? Où se situer entre barricade émotionnelle et déversoir émotionnel ? Avec la question de savoir que faire des émotions véhiculées par la crise sanitaire, nous sommes amenés à distinguer une voie anthropologique et une voie ontologique.

Dans notre société, il est des professions comme les métiers de l’armée qui poussent le sujet à mettre à distance ses émotions afin de pouvoir réaliser une tâche bien précise. Cela paraît justifié car l’émotion détournerait le militaire d’un objectif princeps, le respect du devoir. Il y a pendant la pandémie des similitudes avec les métiers du soin qui ont à faire des choix, leur côté tragique invitant à porter un regard sur les devoirs moraux des soignants. Il n’est pas évident pour eux de décider ce qui est juste ou équitable à un moment donné dans un contexte donné, même quand la profession se dote de principes universels.

Le soignant peut vouloir surmonter la crise psychique en choisissant de se comporter de manière vertueuse. Il ne s’agit pas d’héroïsme comme on pourrait l’imaginer trop facilement, mais plutôt de faire valoir une vocation personnelle et des valeurs professionnelles plutôt qu’un contrat d’engagement institutionnel. On ne doit pas omettre ces obligations soignantes non contractuelles qui sont différentes des engagements contractuels. Si l’on revient sur la question du triage, une tension existe entre un devoir de l’humain à n’abandonner personne et un autre qui imposerait aux professionnels de santé de sauver le plus grand nombre de vies possibles. Ces devoirs moraux apparaissent contradictoires, l’un est universel et impersonnel et l’autre contextuel et personnalisé. Evoquant la question des devoirs moraux envers soi-même et envers l’autre, Ruwen Ogien décrit ainsi l’utilitarisme[35] : « Une objection voisine pourrait être adressée aux utilitaristes qui voudraient donner une valeur aux devoirs envers soi-même en soutenant que leur respect pourrait contribuer au bien-être de tous. On pourrait leur faire observer que ce qu’ils défendent, en réalité, ce ne sont pas des devoirs envers des personnes particulières, soi-même ou autrui, mais le devoir de promouvoir le bien-être de tous en général, c’est-à-dire un devoir impersonnel ».

L’épreuve du triage des patients sera donc comprise par le soignant comme un conflit de devoirs moraux dont il ne sortira pas indemne psychologiquement.

[1] Zhenyu Li, et al. Brain, Behavior, and Immunity. https://doi.org/10.1016/j.bbi.2020.03.007

[2] Jacqueline Russ, Clotilde Leguil. La pensée éthique contemporaine. Collection Que sais-je ? Presses Universitaires de France. Paris. 5ème édition 2020. N°2834.

[3] Patrick Boucheron. Crise sanitaire « Que deviendront nos peurs ? ». Journal La Croix n°41981 du 9 avril 2021. Page 4.

[4] Espace Ethique Région Ile-De-France. Observatoire COVID-19, éthique et société. Point d’étape mars-mai 2020. https://www.espace-ethique.org/actualites/observatoire-covid-19-ethique-et-societe-parution-des-premieres-syntheses-des-travaux

[5] El-Hage W et al. Les professionnels de santé face à la pandémie de la maladie à coronavirus (COVID-19) : quels risques pour leur santé mentale ? L’Encéphale 2020 (46) : S73-80

[6] https://www.espace-ethique-bretagne.fr/actualites/news_ereb/billet-ethique-le-blues-de-linfirmiere-a-lheure-de-la-deuxieme-vague-de-lepidemie-a-covid-19/

[7] « Pourtant le tri est une opération mentale bien avant d’être une opération médicale ». Pierre Valette. Du tri à l’autre : éthique et médecine d’urgence. Philosophie. Université Paris-Est, 2011. Français. NNT : 2011PEST0074. tel-00714219.

[8] « Cette infirmière a pourtant connu les attentats du 13 novembre 2015 et l’afflux des blessés depuis le stade de France, situé à deux pas. « Mais là, c’est encore une autre médecine de guerre, assure-t-elle. Pendant les attentats, il y avait la peur et l’horreur, mais on savait comment soigner. Là, on tâtonne ». Tous les personnels de cet hôpital disent leur sentiment d’impuissance face au nouveau coronavirus ». Faustine Vincent, journal Le Monde du 4 avril 2020.

[9] « On parle de la valeur heuristique de concepts, de principes, de procédures et de méthodes, dans la mesure où ils contribuent à élargir nos connaissances, sans qu’ils soient à même de pouvoir fonder la certitude des vérités ainsi découvertes. Comme le soulignent Popper et Lakatos, les erreurs elles-mêmes peuvent avoir une portée heuristique, pour autant qu’elles suscitent des expériences de pensée qui font découvrir des vérités nouvelles ». Jean Greisch. « L’heuristique de la peur » ou qui a peur de Hans Jonas ? Texte intégral. In La peur d’Anne-Marie Dillens. Presses de l’Université Saint-Louis. OpenEdition Books. Pages 16-17.

[10] Jacques Lacan. Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, seuil, 1975, p. 86-87 et 132.

[11] De Broca A, Nuytens K. Paroles de soignants des unités COVID en période aiguë. Ethique et santé 2020 ; 17 : 232-7.

[12] Skriabine j. Le choléra, et la version romancée qu’en écrit Giono dans Le Hussard sur le toit. Annales médico-psychologiques 2020 ; 178 : 679-83.

[13] « Notre métier est de soigner, de garder les gens en vie. Mais nous savons aussi que l’on doit parfois affronter la mort, qu’elle peut être une partie de notre quotidien ». https://www.lemonde.fr/journal-blouses-blanches/article/2020/03/25/journal-de-crise-des-blouses-blanches-il-y-a-de-plus-en-plus-de-travail-l-hopital-est-devenu-une-fourmiliere_6034416_6033712.html

[14] « L’ennemi, c’est quiconque t’envoie à la mort, de n’importe quel côté qu’il soit ». Citation empruntée à Pierre Valette. Du tri à l’autre : éthique et médecine d’urgence. Philosophie. Université Paris-Est, 2011. Français. NNT : 2011PEST0074. tel-00714219.

[15] Les fantassins du Covid sont en colère. Le Journal du Dimanche, 11 avril 2021, page 6.

[16] Paul Ricoeur. Vivant jusqu’à la mort suivi de Fragments. Editions Seuil, la couleur des idées. 2007. Page 54-55.

[17] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/09/26/terrorisme-faire-front-sans-peur_6053718_3232.html

[18] « Le tri est donc une opération épistémique qui devient éthique par son objet. L’approche scientifique du tri suppose que l’on dispose d’une règle exacte à laquelle on puisse se référer pour la situation présente. C’est une vision qui prend le risque de faire basculer ceux qui l’adoptent dans le scientisme. Et le scientisme est dogmatique car il suppose une ontologie du tri médical. Le point de vue critique essaiera de faire prendre conscience de ce que l’on fait lorsque l’on trie des victimes. Dans toute krisis, il y a en filigrane un combat, un combat pour sortir du dogmatisme, et, en amont, un combat contre les penchants naturels comme l’égoïsme et la paresse, un combat qui se déroule en notre for intérieur et qui ne saurait se confondre avec un conflit de conscience ». Pierre Valette. Du tri à l’autre : éthique et médecine d’urgence. Philosophie. Université Paris-Est, 2011. Français. NNT : 2011PEST0074. Tel-00714219. Page 187.

[19] https://www.lemonde.fr/journal-blouses-blanches/article/2020/04/03/journal-de-crise-des-blouses-blanches-nous-avons-du-constater-le-deces-c-est-un-drame-pour-tout-le-monde_6035478_6033712.html

[20] Jacqueline Lagrée. Le médecin, le malade et le philosophe. Nouvelle édition PUR. Rennes. 2017. Pages 97 à 105.

[21] Jacques Lacan. Séminaire L’Envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991.

[22] Jean-Claude Maleval. Repères pour la psychose ordinaire, Navarin Editeur, Paris, 2019.

[23] Sigmund Freud. Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p.47.

[24] Lathouses : Maleval l’explique comme un néologisme créé par Lacan pour désigner des objets ready made, produits par la science moderne, qui se logent à la place de l’objet.

[25] Christina Lindenmeyer. Le sujet connecté à l’heure du coronavirus, revue Hermès, Hypothèses, 6 avril 2020.

[26] Sigmund Freud. Esquisse d’une psychologie scientifique (1895). In La naissance de la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France, 1956.

[27] Ibid

[28] Hanna Arendt. La crise de la culture, Paris, Gallimard, collection Folio, 1989.

[29] Christina Lindenmeyer. Ibid.

[30] Christina Lindenmeyer. L’envers de l’objet connecté. In Lindenmeyer C. et d’Ortho M.-P. (dir.), Santé connectée, Paris, CNRS éditions, collection Les Essentiels d’Hermès, 2020.

[31] « Baisser les bras, se résigner équivaudrait, pour reprendre un mot de Nietzsche, au sabbat des sabbats, à la mort ». Alexandre Jollien. Le métier d’homme. Suivi d’un entretien inédit avec Bernard Campan. Editions du Seuil. Poche n°705. 2013. Pages 22.

[32] Skriabine j. Le choléra, et la version romancée qu’en écrit Giono dans Le Hussard sur le toit. Annales médico-psychologiques 2020 ; 178 : 679-83.

[33] Rashed M. Katharsis versus Mimèsis : simulation des émotions et définition aristotélicienne de la tragédie. Armand Colin. Littérature 2016/2 N° 182 pages 60 à 77.

[34] On peut noter ici qu’il existe une nuance dans les termes peur et crainte : « La crainte est intelligente, la peur est stupide, la première connaît ses raisons, la seconde est sans pourquoi, etc ». Jean Greisch. « L’heuristique de la peur » ou qui a peur de Hans Jonas ? Texte intégral. In La peur d’Anne-Marie Dillens. Presses de l’Université Saint-Louis. OpenEdition Books. Page 16.

[35] Ruwen Ogien. L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes. Eds Gallimard. Folio essais n° 485. 2007. Page 40.

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