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Traçage numérique, épistocratie sanitaire et pistage de la Covid-19 :  continuer d’exercer une juste vigilance démocratique ?

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Traçage numérique, épistocratie sanitaire et pistage de la Covid-19 :  continuer d’exercer une juste vigilance démocratique ?

Cyril Hazif-Thomas, Directeur de l’EREB, août 2020.

« Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre », Georges Orwell, préface à la Ferme des animaux, 1945.

La réflexion de nombre d’ERER sur le traçage numérique avant que le législateur n’entérine le projet français ne pourra atténuer le clivage socialement construit entre les « pro » et les « contra » quant à l’application « Stop Covid », entre ceux qui se sentent déjà trop surveillés dans l’actuelle société et ceux qui ne sentent pas assez sécurisés. Alors que le portage du masque peinait à se généraliser, notamment au sein des jeunes générations, le recours à la puissance publique s’est imposé pour le rendre obligatoire, réponse idoine afin de cadrer un pays bien difficile à gouverner. Et le Pouvoir s’en remet à l’avis du Conseil scientifique, nouvelle transcendance à qui l’on peut se fier puisque reflet de « la Science, arbitre suprême et sans réplique »[1], de qui nous viendra la sécurité sanitaire restaurée, permettant enfin le retour au « monde d’avant ». L’art de guérir en appelle pour ce faire à la science médicale qui « est par nature sujette à controverses, suppositions, incertitudes, en quoi justement elle est une science […] expérimentale » (R. Debray, ibid).

Mais la science c’est aussi aujourd’hui le creuset de nouvelles technologies qui infléchissent le rapport au monde, au point que la vie personnelle est de moins en moins « veillée » pour être de plus en plus surveillée. Ce vécu psychique de « vie surveillée » a en partie recouvert la menace virale proprement dite, mais a également « infecté » nos interactions sociales. Ainsi en a-t-il été lorsque, pour des raisons de tenue de l’ordre public, des citoyens se sont retrouvés dans une quasi-assignation à domicile, à la liberté d’aller et venir examinée de très près, tandis que d’autres ont fait l’objet de surveillance par des drones, le but affiché étant de s’assurer de la non-transgression des règles de sécurité sanitaire. Là encore la sécurité a été mise en avant et le procédé de contrôle social investi contre le secret des données personnelles. La volonté de sécuriser les Ehpad sur le seul plan sanitaire a été de même largement mobilisée quand il s’est agi d’« encadrer » l’intimité des très rares moments de partage entre personnes âgées et leurs familles. L’émergence d’une préhistoire médicale fait indéniablement partie d’une réécriture de notre histoire actuelle selon un point de vue sécuritaire, celui de l’aversion au risque que la société dite « post-moderne » draine avec son appétit d’ordonnances gouvernementales porteuses de « solutions miracles » privatrices de libertés individuelles et collectives, que le droit est sommé de valider en un temps record, dans une perspective de guerre contre le virus.

Mais cette recherche de « Bien communément contrôlé » via la croissance de règles sanitaires nouvelles et de dispositifs de surveillance en tous genres est-il commun à la quête du vivre-ensemble, utile au partage humain ainsi qu’au Bien commun, soit « cette part de bien-être qui, en dépit des inégalités sociales, ne peut être refusée à personne au nom-même de son appartenance à notre commune humanité »[2] ? Cette recherche peut-elle encore se passer du droit à l’hospitalité -celui permettant par exemple de rendre librement visite à nos aînés en Ehpad ou bien aux migrants de résider en sécurité dans le pays des droits de l’homme ? Du droit à la vie de nombreux enfants du Sud, en Afrique notamment, et pas seulement sur ces territoires, victimes économiques collatérales du coronavirus[3] ?

Laissant de côté cette question éminemment éthique, la prescription au « pays malade » du « masque technologique » fut faite à chaque citoyen soucieux de la santé du corps social, de se résoudre à la règle du « sortir couvert » avec son smartphone, assorti de l’appli de traçage idoine; c’est qu’en effet « Même si l’on réussit à raccourcir le délai entre le début des symptômes et le rendu du résultat du test, les équipes en charge du suivi des contacts risquent d’être rapidement débordées lorsque le virus circulera de façon plus intensive. C’est pour cette raison que la France s’est dotée de l’application StopCovid qui vient compléter les enquêtes épidémiologiques de terrain par un traçage numérique. L’application fonctionne mais n’a pour l’instant été téléchargée que par un faible nombre de Français. Etant donné les limites du traçage traditionnel, le Conseil Scientifique considère que l’application StopCovid peut jouer un rôle important dans le contrôle de l’épidémie en cas de reprise de l’épidémie et être un outil de contrôle de celle-ci si un grand nombre de Français l’utilise. Il est donc important que cet outil soit mis en valeur dans les campagnes de communication gouvernementale. Une réflexion interministérielle doit être engagée pour continuer à intégrer cet outil numérique dans la stratégie globale de contrôle de l’épidémie »[4].

Mais à la différence d’une prescription finalisant le colloque singulier, force est de constater l’absence de consentement actuel du corps social ainsi que le refus d’une intrusion supplémentaire du « Tout technologique » dans leur vie quotidienne déjà fortement éprouvée par la discipline « hygiéniste ».

Quoi de plus licite dans une démocratie digne de ce nom de vouloir marquer ainsi leur attachement aux valeurs les plus fondamentales, sans perdre de vue la maturité éthique que leur réticence face à la collecte de données -d’abord infra et maintenant inter-individuelles ? Maturité citoyenne également puisque « nous devons savoir que chaque technique possédée risque de nous déposséder des questions éthiques, sociales et politiques »[5].  

Il est clair que cette « prescription scientifique » ne ressort pas d’un acte médical, qui comme le soulignait Henri Péquignot  (Péquignot  1953) traduit une relation de confiance très singulière : « L’expression a fait fortune, l’acte médical est un colloque singulier, c’est à dire une espèce de duo qui ne comporte dans le silence du cabinet que deux personnages : le médecin et le malade. C’est un acte clos dans l’espace et dans le temps qui commence par une confession, qui se continue par un examen et qui se termine par une prescription. Il y a unité de temps, de lieu et d’action. Cette rencontre, on l’avoue bien, est celle d’une technique scientifique et d’un corps, mais on aime à souligner que se sont essentiellement deux âmes, ou, si l’on préfère, un langage plus moderne, deux personnes humaines qui réagissent l’une sur l’autre ».

Ne serait-il pas toutefois observable une « altération de l’éclat » de ce devoir de bien vivre ensemble notre santé collective, dans l’observance bien comprise de la prescription pourtant pensée pour le bien des Français ? Une explication avancée serait-elle que les Français ne seraient pas assez compréhensifs et ne voudraient pas tout faire pour sauver leurs semblables ? La désapprobation des français tiendrait-elle encore au choix du stockage centralisé des données ? À un manque de patriotisme sanitaire ? Bref : « La menace potentielle à l’égard de la vie privée et des libertés doit-elle en période pandémique prendre le pas sur la fraternité ? »[6]

L’idée est tentante mais ne risque-t-on pas ainsi d’emprunter un chemin culpabilisant quant aux décisions personnelles jugées ici insuffisamment collaboratives, imprudentes ou manquant de « maturité sanitaire » ? Rappelons que les technologies de traçage « alertent de manière systématique et indifférenciée les personnes qui ont été au contact d’un malade, ce qui implique que le patient comme les professionnels compétents sont dépossédés de la faculté de déterminer finement qui il est réellement souhaitable d’alerter »[7]. On fait, ce faisant, l’impasse sur la formation cruciale d’intervenants qualifiés en santé publique et on confond dès lors connexion intrusive et « coexistence sécurisante » pensable comme interdépendance fraternelle, ainsi que l’a enseigné Joseph Wresinski[8].

Attention à ne pas poser un regard jugeant sur les personnes rétives au traçage numérique. N’esct-ce pas faire l’impasse sur la perception, peut-être juste de nos concitoyens, d’une gouvernance potentiellement autoritaire, lorsqu’elle lève nombre de limites à la surveillance envers le plus grand nombre ? La crainte que les dispositifs de traçage installés durant la pandémie se maintiennent et s’amplifient par la suite n’a-t-elle pas droit de cité ? En somme le pistage de la Covid-19 ne se transformerait-elle pas en pistage par l’Etat de ses citoyens via leurs données dans un contexte d’épistocratie sanitaire, nouvelle alliance du pouvoir (cratos) et du savoir (épistémé) ? Cette logique épistocratique, amplifiée par la peur épidémique, met en danger, selon Alexandre Viala, la « bonne intelligence collective »[9], ainsi repérée par Max Wéber qui faisait de la séparation entre le savant et le politique le critère de définition de la société démocratique.

Si le traçage numérique dans sa version actuelle a échoué[10], c’est encore, au-delà de la peur installée dans la tête des citoyens[11], parce que « collaborer n’est pas consentir » et que la protection technologique « désincarnée » ne fait pas recette après plusieurs mois de législations d’exception, quand bien même on aime investir les apports utiles de l’intelligence artificielle. Si le traçage a fonctionné en Corée, c’est aussi parce que ce dispositif a été associé à l’action de la police[12] : est-on d’accord avec cette ingérence supplémentaire ? Les attentes sont celles, plus humbles et moins liberticides, d’une aide humaine de proximité fiable d’autant plus vitale que les libertés ont déjà largement été rognées pour un avenir-notamment économique et politique (horizon d’un néo-autoritarisme selon Edgar Morin (ibid)- bien incertain. Tout est affaire de juste équilibre entre liberté et sécurité, et c’est en comprenant vraiment la fraternité qu’on peut rester éthique : la fraternité bannit la volonté de puissance, et le service la tentation du pouvoir (sa Sainteté Jean-Paul II). La fraternité se conjoint avec la liberté et ne saurait se décréter. Les Français disent majoritairement oui au traçage humain afin de raccourcir le délai entre le début des symptômes et le rendu du résultat du test : encore faudrait-il donner de vrais moyens humains aux équipes sur le terrain, afin de redonner à l’acte de soin et à l’assistance médico-sociale en matière de lutte contre ce nouveau fléau infectieux toute leur place, celle de dépister les cas contacts asymptomatiques. L’envahissement de la réflexion éthique par la novlangue (cryptage des données, données agrégées, de bornage, anonymat des personnes croisées…) et par l’illusion d’un « care numérique », ne peuvent fournir un cadre éthique engageant dans le post-confinement, a fortiori si le virus du contrôle social continue de prospérer. La liberté ne peut devenir cet accessoire optionnel de la sécurité, érigée priorité centrale au détriment de la créativité en santé publique et de l’autonomie de penser.

En somme, les Français ne sont pas dans « l’alliance thérapeutique immatérielle » et ne font pas confiance à leur vigie scientifique, ce « Conseil de conscience » ? Doit-on s’en sentir coupable ? Manque-ton à ce point de fraternité ? L’EREB avait dans sa contribution aux travaux de la CNERER souligné cette non-adhésion on ne peut plus probable, sans débat préalable et sans réflexion approfondie de tous, pas seulement ouverte à un collège d’experts[13] ! Cette acceptabilité sociale aux abonnés absente, l’appli n’ayant été à ce jour téléchargée que par moins de trois millions de français, rend compte du peu d’envie des Français de voir leur conscience morale dirigée, leur refus de voir morale et éthique confondue, en un mot le retour du désir de réaffirmation de la liberté comme valeur centrale dans notre démocratie sanitaire. Cela n’est pas en soi une mauvaise nouvelle. C’est qu’en effet « Ceux qui transigent sur la restriction des libertés, au prétexte que cette restriction ne serait que provisoire, méconnaissent le fonctionnement de la nature humaine et ce qui mène les sociétés comme ce qui conduit les pouvoirs en place. Ils refusent de voir ou de comprendre qu’en matière de contrôle il n’est pas de retour en arrière quand celui-ci est le fait d’un progrès technologique. La surveillance technologique serait si efficace qu’on y reviendrait à la première occasion car il y aura toujours un « virus » quelconque pour nous menacer. Il portera même toutes sortes de nom- à commencer par celui de terrorisme-permettant de justifier la poursuite du contrôle et son perfectionnement, jusqu’à ce qu’il devienne le norme »[14].

La cuture de la participation citoyenne a besoin d’être éclairée par un devoir de bienséance, soit ce « devoir pour certains d’aider les autres », premier des droits de l’homme selon Jean-Paul Sartre (Lettre de JP Sartre du 26 juin 1979 au Président Valérie Giscard d’Estaing). La bienséance soignante de toute une société, sa fraternité, doit être cette vertu qui « tend, comme la justice, à promouvoir et à maintenir la communauté humaine »[15]. La fraternité ne peut être ni contrainte ni normée. Dire oui à l’utilité épidémiologique de nouveaux outils de soin, mais non à un régime de vérité numérique, et prendre au sérieux le risque d’une emprise numérique sur les comportements n’est pas contraire à l’esprit de solidarité car « La fraternité […] garantit que l’on puisse jouir de la liberté et se sentir concomitamment en harmonie avec les autres. Mais quelle confiance avons-nous les uns envers les autres après plusieurs mois d’épidémie ? »[16]

[1] R. Debray, Le dire et le faire, Tracts de crise, Gallimard, Paris, 11 avril 2020, n°44 : 320-5.

[2] R. Gil, Covid-19 ou Transformer les représentations du vieillissement et de la dépendance ou en rester aux idées simples du monde d’avant ?, Billet éthique, ERENA, publié en juin 2020.

[3]  Par l’effet de la crise économique qui va la frapper de plein fouet. Un recul d’au moins 4,5 % du PIB par habitant est attendu et, avec lui, une très forte augmentation de la mortalité infantile, écrit François Bourguignon. Près de 450.000 décès supplémentaires parmi les enfants de moins de 5 ans sont à attendre. F. Bourguignon, « les enfants, victimes collatérales du coronavirus dans les pays pauvres », Le Monde du 23 avril 2020.

[4] Conseil scientifique, 27 juillet 2020, Se préparer maintenant pour anticiper un retour du virus à l’automne.

[5] E. Morin, avec la coll. de S. Abouessalam, Changeons de voie, les leçons du coronavirus, Denoël, 2020 : 70-1

[6] R. Gil, Stop-Covid : Echec et mat ? ou faire preuve de patience ? juillet 2020, https://poitiers.espace-ethique-na.fr/obj/original_20200715095043-rg_cor_billet-stop-covid-14-07-2020.pdf

[7] X. Bonnetain, A. Canteaut, V. Cortier, et coll., Le traçage anonyme, dangereux oxymore, Analyse de risques à destination des non-spécialistes, https://risques-tracage.fr/docs/risques-tracage.pdf

[8] D. Jousset, B. Tardieu, J. Tonglet, Les pauvres sont nos maîtres, Apprendre de ceux qui résistent à la misère : le paradoxe Wresinski, Préface d’Isabelle Autissier, Hermann éditeurs, Paris, 2019, 202 p.

[9] A. Viala, Le coronavirus ou les symptômes d’une épistocratie sanitaire, Revue Droit&Santé, juillet 2020, n°96 : 585-8.

[10] C. Vanlerberghe, Application StopCovid : les raisons d’un échec, Le Figaro du jeudi 27 août 2020, p. 3.

[11] N. Bang, La grande peur de l’an 2020, Le bug du coronavirus et le grand confinement, futuribles, 2020, n°437 : 43-52.

[12] Audition de William Dab du 24 juin 2020, Compte rendu Mission d’information de la conférence des Présidents sur l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de Coronavirus-Covid 19 : http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/covid19/l15covid191920026_compte-rendu

[13] Etat d’urgence sanitaire et traçage numérique : de la nécessité de déclarer l’état d’urgence éthique, Cyril Hazif-Thomas, Directeur EREB, Hubert Stephan, Pdt du Conseil d’orientation de l’EREB, Groupe de travail de l’EREB et des CES sur le traçage numérique (E. Chartier, P. Donnou, E. Kerrand, J.P. Seguin, S. Le Lann, M. Jouquan, A. Reptin) : https://www.espace-ethique-bretagne.fr/actualites/news_ereb/contribution-ereb-etat-durgence-sanitaire-et-tracage-numerique-de-la-necessite-de-declarer-letat-durgence-ethique/

[14] P. Franceschi, Bonjour Monsieur Orwell, Le contrôle numérique de masse à l’ère du Covid-19, Tracts de crise, Gallimard, Paris, 14 avril 2020, n°45 :328-35.

[15] Mame Sow diouf, Le médecin hippocratique, Aux sources de la médecine moderne, Etudes anciennes, Les Belles Lettres, 2017, p. 161.

[16]  Bonnici B., Buisson A., Despinoy L., Kieusseyan N., Le Coz P., Malzac P., Marcucci L., Mathieu M., Matl E., Metras M.-D., Ravix V., Saint Pierre A., Unal V., « Enjeux éthiques des dispositifs de traçage   dans le cadre de la crise sanitaire » : http://www.ee-paca-corse.com/

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