Billets éthiquesCOVID19

Le blues de l’infirmière à l’heure de la deuxième vague de l’épidémie à Covid-19

Partagez cet article

Cyril Hazif-Thomas, directeur EREB, Octobre 2020

« L’infirmière a la blues » pointe l’humoriste et présentatrice Sandrine Alexi pastichant Patricia Kaas (« Mademoiselle chante le blues ») pour exprimer le mal être moral des « blouses blanches ». « L’infirmière a le blues », devrait retenir notre attention alors que se profile un rebond épidémique !  Le mot blues [1] est insuffisant pour décrire la souffrance des soignants au travail, majorée par la crise sanitaire liée à la Covid qui s’acutise tous les jours. Anne Roumanoff, humoriste préférée des Français, s’est exprimée de même sur ces héroïnes du quotidien dans son soutien à ces femmes qu’on ne voit pas dans les journées, qui se lèvent tôt et se couchent tard, alors que les soignants se plaignaient déjà en 2016 du rituel démotivant du service minimum, lasses d’être en sous-effectif[2]. Alors qu’elle se confiait en Mai sur son travail dans l’association Solidarité qui vient en aide aux soignants, notamment tout au long de la crise sanitaire, usant des réseaux sociaux afin d’alerter et soutenir l’action des professionnels de santé[3], elle lançait alors l’alerte sur la « mal traitance » de nos personnels de santé, victimes invisibles d’une politique frappée d’une myopie de l’avenir quant aux besoins accrus de ressources humaines, de lits et de moyens pour nos hôpitaux. Une récente consultation de l’Ordre national des infirmiers montre en effet que 40% rendraient actuellement leurs blouses tandis que 57 % seraient en situation de burn-out, contre 33% avant la crise sanitaire[4]. Ce cafard hospitalier a gagné tous les professionnels du monde de la santé, libéraux ou salariés. Le journal Aujourd’hui Dimanche en France nous apprend qu’un soignant sur cinq n’a pas pris de vacances depuis le mois de mars et que « les hôpitaux de Paris « souhaitent » que certains soignants renoncent aux congés de la Toussaint pour faire face au rebond épidémique » (ibid). Et les chiffres se suivent et se ressemblent qu’ils s’agissent de sondages ou d’études scientifiques : la fréquence actuelle du burnout chez les soignants et chez les médecins est plus qu’inquiétante, un sur deux en étant affecté[5] .

En Chine, Lai et al. identifient les femmes infirmières en « première ligne » comme étant particulièrement affectées par des symptômes de dépression (50,4 %), d’anxiété (44,6 %), d’insomnie (34 %) et de stress aigu (74,5 %)[6]. De même, côté soignants touchés par l’infection à Covid-19, comme rapporté par une étude de suivi de juin à avril 2020 au Canada (N = 500, 90% de femmes), les symptômes psychiatriques sont présents chez 36 % des soignants de malades infectés, soignants jusque-là indemnes de problèmes psychiatriques : anxiété, dépression, détresse ou syndrome de stress post-traumatique. Près de la moitié des personnes interrogées nécessitaient des soins psychiatriques[7]. On est donc face à une sombre réalité clinique impactant la santé mentale et physique des soignants, expliquant que le phénomène préalablement connu de délaissement des hôpitaux par les paramédicaux après 5 ou 7 années d’activité, se trouve amplifié par la crise sanitaire à un moment où l’on aurait besoin d’avoir chacun à son poste. Ainsi les acteurs du soin se voient contraints de quitter leur fonction avec la sensation de mal faire leur travail[8].

Avant de comprendre les raisons de cette détresse, d’abord est-il opportun de remarquer que le vécu des résidents et des soignants ainsi que la manière dont les équipes soignantes ont « géré » la tempête virale sont précieux à considérer afin que l’expérience acquise permette une plus grande efficacité en cas de reprise de la pandémie. Alors que le post-confinement laissait augurer une période de surveillance épidémiologique renforcée, l’espoir était évidemment qu’il soit enfin possible de présupposer (presque) sereinement « l’après »…Mais la menace était dans tous les esprits des soignants, tant pour ceux qui croyaient au Ségur que ceux qui n’y croyaient pas. « L’après Covid » recommence malheureusement à se décliner comme un « retour à l’anormal », ainsi que le criaient les soignants, prévoyant qu’on ne tirerait aucune leçon décisive de l’épreuve collective vécue quand bien même le plan issu du Ségur prévoit une enveloppe de 8 milliard d’euros pour accompagner la réorganisation de notre système de santé ! Côté personnes fragiles en Ehpad, les soignants ont parfois vu leurs résidents âgés tomber malades les uns après les autres, du fait de le contagiosité majeure et aussi parfois dans les suites de la rupture relationnelle contrainte des personnes âgées avec leurs proches par contagion affective de la douleur morale liée à la perte brutale des relations de proximité et d’intimité durant le confinement.

L’ombre du reconfinement plane à l’évidence sur notre pays alors que la pression sanitaire remonte sur l’ensemble de la communauté soignante et sur l’hôpital public. De nombreux soignants sont tombés malades, il n’était pas toujours possible d’assurer les remplacements, les aides extérieures ont été bien rares et l’assistance des établissements médicosociaux a été très orientée vers le bionettoyage plus que vers le renfort en personnel pour le soin à proprement parler. On observe aussi ces cas de soignants, de l’infirmière à l’interne, qui continuent de venir travailler dans les hôpitaux, faute de solutions alternatives, alors qu’ils sont cas-contact, voire même Covid+, et continuant pourtant leur activité car asymptomatiques… Qui prendrait leur place et assurerait le soin en leur absence ? Lorsqu’en sus de cette prise de risque, on remarque que ces soignants potentiellement contaminants se retrouvent à prendre leur service aux Urgences, on ne peut qu’être inquiet sur cette gouvernance de crise exposée à nouveau au cycle vicieux « panique-immobilisme-oubli »[9]. Gouvernance démobilisante car autoritaire, changeante, désorganisée et chaotique, soignants épuisés et surmenés, exclus du dialogue sanitaire, malades apeurés ou oubliés, directeurs d’Ehpad sous pression et équipes dirigeantes à court de solutions, tout concourt à ce que la « malaise soignant » se transforme en troisième vague, dont le danger ne pourra pas être combattu par un vaccin.

La prime Covid retiendra-t-elle ces soignants démotivés ? Pourront-ils sortir de ce piège motivationnel qu’est le burn-out[10] autrement qu’en jetant l’éponge ? La qualité des soins dispensés au chevet des malades et le sens qui y est personnellement donné, reflet de l’engagement singulier du soignant, sont le seul remède. L’enjeu pour les professionnels du soin et leurs malades ou résidents en Ehpad, en Foyer de vie…, est tout autant dans un besoin de reconnaissance de leur travail que dans celui de ressources matérielles et humaines supplémentaires, ajustées à la réalité du terrain ? Dans son ensemble, la population de notre pays a rendu aux soignants un hommage vibrant et sincère. Leur demande lors de la crise, comme leur demande actuelle, porte sur les moyens insuffisants dont ils disposent pour remplir leur mission au chevet des personnes fragiles qu’ils prennent en charge. Lorsqu’une personne baisse les bras parce que sa lutte pour la reconnaissance est devenue inutile, car la reconnaissance par les autres ne lui est plus signifiée, voire ne lui est plus acquise, les soignants étant par ailleurs débordés, la confiance pour soi et pour l’avenir s’émousse. La personne a le sentiment de ne plus être respectée, ne plus avoir de droits et de ne plus avoir de valeur.

Le contexte infectieux avec la crainte, majorée par le manque d’équipement, d’être un vecteur de contamination de ses proches, ses collègues et les patients est incontestablement un facteur d’importance dans le stress des soignants ; sans compter évidemment « le contexte professionnel actuel avec la participation à des tâches inhabituelles, voire les changements de service, impactant l’estime de soi et favorisant les idées de culpabilité. Par ailleurs, le surcroît d’activité peut conduire certains soignants à se surmener et négliger leur fatigue physique et mentale redoutant les jugements négatifs. Enfin, le fait d’être confrontés à de nombreux cas graves et décès parmi les patients et collègues majorent indubitablement ce stress ; »[11]

Il est urgent de suivre les recommandations de l’Académie Nationale de Médecine relatives au système de santé qui, dès le fin du confinement, préconisait que : “Pour traiter les séquelles, dans la limite de nos connaissances actuelles, l’Académie nationale de médecine recommande notamment « des mesures concernant l’organisation du travail dans les hôpitaux et les EHPADS (recrutement de personnels soignants ; augmentation des rémunérations), pour diminuer le risque de « burn-out » et les tensions psychologiques liées à un travail excessif ; »[12]

 

Est-il utile de confirmer l’opinion de Mulin et al (ibid) pour qui « La prévention de ces troubles, avec les lignes « d’écoute », est indispensable mais risque de ne pas être suffisante pour certains » ? Une enquête menée par l’association Soins aux professionnels de santé (SPS) révèle sur un total de 3244 appels qu’un tiers des soignants ont fait part aux psychologues de la plateforme téléphonique mise en place de leur anxiété et que 85% d’entre eux ne se sont pas sentis soutenus sur le plan psychologique depuis le début de la crise. Leur conclusion est claire quant au manque de protection sociétale : « Alors que la famille, les proches et les collègues semblent avoir été des aides indispensables, la hiérarchie et les dispositifs d’écoute n’ont pas exercé ce rôle pour près de 68% des personnes interrogées »[13].

Ne paye-t-on pas au prix fort la stratégie du gouvernement qui s’est empressé de faire des soignants des héros ? : « Il est dangereux de faire endosser aux soignants le costume du héros. Être un héros, cela signifie se sacrifier, souffrir en silence. Le héros ne demande ni aide ni moyens. Le héros est un surhomme. Cette approche fait peser sur les épaules des soignants une immense responsabilité, tout en leur interdisant de reconnaître leur propre vulnérabilité »[14]

Non les infirmières ne sont pas des super-héros et, oui, elles ont une souffrance d’empathie de ne pas pouvoir développer toute l’humanité de leur engagement…

[1] Entrée Blues, https://www.cnrtl.fr/definition/blues

[2] Anne Roumanoff : pourquoi son hommage aux infirmières a été vu 3 millions de fois ! https://www.europe1.fr/medias-tele/anne-roumanoff-pourquoi-son-hommage-aux-infirmieres-a-ete-vu-3-millions-de-fois-2848840

[3] Anne Roumanoff au bord du “burn out” face au succès de son action pour aider les soignants : “J’ai lancé un appel sur Facebook et on s’est retrouvé avec 361 lots avec une mise à prix symbolique de 1 euro. On a récolté 227 000 euros et en un mois, on en est à plus de 300 000 euros. On a aidé plus de 200 établissements. Cela coûte très cher les équipements de protection et en plus c’est jetable. Il ne faut pas arrêter le combat. Les soignants ont encore besoin de nous” : https://www.programme-tv.net/news/people/254287-anne-roumanoff-au-bord-du-burn-out-face-au-succes-de-son-action-pour-aider-les-soignants/

[4] « Ces soignants qui rendent leur blouse », Aujourd’hui Dimanche en France du 11 oct. 2020 : p. 3.

[5] Chayez D. Un médecin français sur deux est en burn-out. Le Figaro. 2019: https://sante.lefigaro.fr/article/un-medecin-francais-sur-deux-est-en-burn-out/#:~:text=Le%20burn%2Dout%se%traduit,une%tendance%%C3%A0%la%d%C3%A9personnalisation.

[6] Lai J, Ma S, Wang Y, et al. Factors associated with mental health outcomes among health care workers exposed to coronavirus disease 2019. JAMA Netw Open 2020;3(3):e203976, http://dx.doi.org/10.1001/jamanetworkopen.2020.3976 [Published 2020 Mar 2.

[7]Potloc_Study, Canadian_Public_Health_Association. Perception of Canadian health workers around the COVID-19 outbreak. 2020: https://potloc.com/blog/en/potloc-study-canadian-health-workers-insights-front-lines-covid-19-pandemic.

[8] Pourquoi les soignants quittent l’hôpital, Conférence de presse du CIH du 6 octobre 2020, https://www.collectif-inter-hopitaux.org/

[9] M. Leboyer, A. Pelissolo, Les conséquences psychiatriques du Covid-19 sont devant nous…, Annales Médico-Psychologiques, 2020, (178) : 669-71.

[10] C. Hazif-Thomas, J. Roulleaux, P. Thomas, Quand la relation d’aide tombe malade, ou le travail du burn out, NPG Neurologie – Psychiatrie – Gériatrie (2009) 9, 239—244

[11] E. Mulin, I. Trouillet, C. Gellato, N’oublions pas le moral des « troupes » ! La santé mentale des soignants et l’impact psychiatrique de la pandémie de COVID-19, Lettre à la rédaction / L’Encéphale 46 (2020) S123–S125.

[12] CORONAVIRUS : AVIS DE L’ACADÉMIE NATIONALE DE MÉDECINE Les séquelles de la COVID-19, 15 juillet 2020 : http://www.academie-medecine.fr/wp-content/uploads/2020/07/Se%CC%81quelles-Avis.pdf

[13] Anxiété, épuisement, manque de soutien…Les soignants éprouvés par la crise, egora, semaine du 8 au 14 juin 2020, 260 : 4.

[14] M.-J. Del Volg, Entretien journal Le Monde, publié le 26/03/20.

Le traitement social de l’épidémie en Ehpad
Comité national pilote d’éthique du numérique (CNPEN) – Les enjeux éthiques des agents conversationnels – Appel à contributions

Vous pourriez être intéressé…