Cyril Hazif-Thomas, directeur de l’EREB
La transformation du passe sanitaire en passe vaccinal était prévisible depuis l’instauration de cet outil de contrôle sanitaire des citoyens, propulsés un peu plus durant l’été 2021 dans cette société de vigilance sanitaire bien décrite par Vanessa Codaccioni[1]. Ainsi dès le 29 avril 2021, l’Académie Nationale de Médecine, discutant de ce « certificat de vaccination » initialement proposé pour permettre une reprise des voyages internationaux, communiquait avec pédagogie sur sa pertinence, afin de « permettre le redémarrage progressif des activités commerciales et culturelles interrompues du fait du confinement et inciter les personnes indécises à se faire vacciner »[2]. Sur le plan des données scientifiques couvertes, l’Académie précisait clairement que « Par leur caractère incertain ou éphémère, les données d’anamnèse et les tests, virologiques ou sérologiques, ne peuvent fournir les garanties souhaitables. En pratique, seul un certificat de vaccination peut être envisagé et authentifié à partir du téléservice « Vaccin Covid » de l’Assurance Maladie ». Au nom de cette « meilleure preuve de l’acquisition d’un état d’immunité contre la Covid-19 » (ibid), la légitimité du « passe vaccinal » était inscrite dans un avenir proche, avec comme idée sous-jacente, d’être « incitatif en aidant les personnes hésitantes à surmonter leurs réticences vis-à-vis de la vaccination » (ibid).
Aussi bien les Espaces de Réflexion Ethiques Régionaux eurent à se pencher sur la mise en place du passe sanitaire dans les établissements de santé, comme en témoigne l’avis de l’Espace de Réflexion Ethique Bourgogne – Franche-Comté (EREBFC) du 20 septembre 2021, à qui était posée la question suivante : « La mise en œuvre de l’obligation de présenter un passe sanitaire valide pour accéder aux soins et rendre visite à un malade proche, est-elle en accord avec notre devoir de non-discrimination des patients selon le code de déontologie et respecte-t-elle le droit des malades de refuser un acte de manière libre et éclairée ?» Sans reprendre la réponse riche et nuancée de l’espace de réflexion éthique voisin, arrêtons-nous un instant sur une des remarques réflexives portées à cette saisine quant au pouvoir discrétionnaire des soignants : « Il est d’ailleurs évoqué le cas d’établissements qui font reposer la décision d’accepter ou non l’accès aux soins d’une personnes sans passe sanitaire sur le médecin… »[3].
L’éventuelle différence d’application de la Loi est assurément source de tensions éthiques, certains interprétant souplement là où d’autres se montreront rigides, certains centres médico-psychologiques ne contrôlant pas le passe sanitaire, là où d’autres refuseront les malades psychiques (par exemple ceux qui n’ont pas de passe ou leur passe sur eux), des services d’urgence admettant ou non l’accès d’un usager à leur service même sans passe sanitaire et sans contexte d’urgence ou de le laisser à la porte, même avec un passe valide, au nom du fait que la situation d’urgence ne se vérifie pas… Tout cela s’est vu et se verra encore, démontrant, outre une désorientation éthique, la pression sur le système de soins et plus largement la mise à mal de notre démocratie sanitaire. C’est d’ailleurs aussi contraignant pour les malades que pour leurs proches, ou encore ceux chargés de contrôler, dans la mesure où se jouent des transactions parfois violentes qui ne devraient pas conditionner le cadre général de délivrance des soins, l’Etat ayant pour obligation régalienne de garantir la protection de la santé (al. 11 du Préambule de la Constitution de 1946) et les plus vulnérables étant ici les premiers touchés par l’émergence de cette société de rapports de force, alors que les lieux de soins ou d’hébergement devraient rester des asiles au sens noble, et même, idéalement, des lieux autant que possible conviviaux pour les plus fragiles et déshérités d’entre nous, des malades aux personnes handicapées ou aux personnes âgées en Ehpad….
Dans cette situation, les accusations polémiques de dictature sanitaire ne peuvent qu’altérer le débat démocratique en attaquant ce ciment de la démocratie. Sans doute le débat politique peut-il se servir de toutes sortes d’arguments mais comment accepter qu’une apparence de vérité ou que des arguments fallacieux faussent l’analyse jusqu’à disqualifier parfois nos institutions faisant lien entre les citoyens, les syndicats, les entreprises, les associations… ?
Comment ne pas se rendre compte aussi que l’amitié civique en matière de santé dépende, outre d’une éducation sanitaire commune, d’une confiance commune dans le vivre-ensemble ? Si avoir un jugement commun sur la légitime nécessité d’un cycle vaccinal complet illustre la bonne volonté citoyenne au cœur de la démocratie sanitaire, cela implique en revanche une responsabilité complète de l’Etat, reflet d’un jugement commun sur ce qu’est le bien pour la Cité et les Hommes. Il est très décevant à ce titre de lire sous la plume d’un philosophe et acteur politique, dissertant sur la vaccination, jamais rendue obligatoire, que « Sur ce point, une mention spéciale doit d’ailleurs être réservée au Conseil d’Etat, qui a sombré dans l’indignité en se reniant lui-même avec une servilité littéralement pitoyable »[4]. Chacun a évidemment le droit de regarder le passe vaccinal comme la poursuite du délitement de l’Etat de droit, comme il a celui de voir garantie « la communication de ses pensées par tous les moyens possibles ». Mais encore faut-il répondre de l’exigence éthique de communication loyalement traitée et délivrée, autrement dit d’honnêteté intellectuelle, et ne rien céder sur l’amitié comme constituant ce lien des cités cher à Aristote et à sa Politique. Car que dit réellement le Conseil d’Etat ? Il est injustement cité par ce député européen qui tronque un avis du mois de juillet 2021 au risque d’en faire une chausse-trappe communicationnelle touchant le sens même du passe vaccinal, un piège sémiotique. Aussi lorsqu’il est énoncé que « Ne pas délivrer ce passe à des personnes prouvant pourtant qu’elles sont indemnes de Covid constituerait, écrivaient les magistrats, « une atteinte disproportionnée à la liberté d’aller et venir, au droit au respect de la vie privée et familiale ». Hors le contexte est ici manifestement occulté. Est évacuée le fait que la plus haute instance administrative indique en fait clairement, pour présider à un contrôle de proportionnalité, que pour « les déplacement de longue distance sur le territoire national […] le Conseil d’Etat estime que le Gouvernement ne peut prévoir que pour ces déplacements, il puisse être exigé du public certains seulement des trois justificatifs qui peuvent être présentés pour l’accès à certains établissements, activités ou événements, ce qui pourrait conduire à exclure la possibilité de se prévaloir des résultats d’un test de dépistage. En effet, une telle mesure aurait pour effet de priver les personnes non vaccinées de toute possibilité de prendre l’avion ou le bus pour de longues distances, ce qui porterait une atteinte disproportionnée à leur liberté d’aller et venir et à leur droit au respect de la vie privée et familiale » (Avis du CE, N°403.629 du 19 juillet 2021, §15).
Par esprit de symétrie que dit-il lors de son avis du 26 décembre[5] sur le même sujet ? « S’agissant des déplacements de longue distance par transports publics interrégionaux, le Conseil d’État rappelle qu’il avait admis leur inclusion dans le « passe sanitaire » eu égard […], et à condition de réserver les cas où l’urgence fait obstacle à la présentation du justificatif requis (voir le point 15 de l’avis n° 403629 du 19 juillet 2021). Le Conseil d’État estime que le contexte sanitaire, en particulier la diffusion du variant Omicron, peut justifier le renforcement des mesures de protection dans les transports de longue distance qui […], peuvent dans certains cas constituer des lieux présentant un risque accru de diffusion du virus. Il souligne toutefois que l’impossibilité de faire état d’un test de dépistage négatif aura pour effet de priver les personnes non vaccinées de toute possibilité de prendre l’avion ainsi que le train ou le bus pour de longues distances. Elle est de nature à porter une atteinte substantielle à leur liberté d’aller et venir et à leur droit au respect de la vie privée et familiale. Pour mieux garantir la proportionnalité du dispositif, le Conseil d’État suggère d’introduire la possibilité d’admettre la présentation du résultat d’un examen de dépistage virologique ne concluant pas à une contamination par la covid-19 en cas de déplacement pour des motifs impérieux de nature familiale ou de santé, y compris lorsque ce déplacement ne présente pas un caractère d’urgence faisant obstacle à l’obtention du justificatif de statut vaccinal ou du certificat de rétablissement. »
On le voit, le Conseil d‘Etat, avec cette notion de motif impérieux de nature familiale ou de santé, est sensible à cette idée d’humanité grâce à laquelle « la vie morale prend un corps » parce qu’elle « est l’intermédiaire nécessaire entre l’individu que nous sommes et l’esprit que nous voulons être »[6].
Se référer, par une conviction de mauvais aloi, à la soi-disant piètre qualité de l’évaluation par le juge administratif du projet de loi renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le code de la santé publique, permettre une communication non éthique qui s’ajoute aux communications également in-éthiques de certains de nos scientifiques s’additionnant à des déclarations confuses, ne peut que favoriser la désinformation et dénier à l’amitié civique sa place de choix dans notre démocratie en général et notre démocratie sanitaire en particulier. Seule « L’amitié dispose les citoyens à faire ce que la justice exige, mais la justice, qui est la chose commune aux citoyens, ne suffit pas à les lier comme le fait l’amitié […] et parmi les choses justes, ce qui incline à l’amitié semble être le plus juste de tout »[7] .
Une éthique de communication et de la délibération plus fermement responsable doit s’imposer dans ce moment critique que vit notre société, qui compte plus d’un million de Français actuellement positifs au coronavirus et 10 % de la population française en situation de cas contact. Face au déficit de démocratisation de la culture scientifique, le recours à la notion floue de populisme interroge dans ce contexte : si ce mouvement, rappelle Stéphane Van Damme, « a ouvert un dialogue nécessaire avec la communauté scientifique, il se revendique depuis quelques années d’un anti-élitisme, d’un refus des autorités scientifiques et d’un déni des preuves, qui contrastent avec les mots d’ordre d’autocritique des sciences des années 1970, plutôt centrés sur les conditions de travail dans les laboratoires ou encore portés par l’encouragement des interactions entre les scientifiques et les publics ».[8] Mais n’use-t-on pas, ce faisant, d’un « baillon sonore » propre à étouffer le débat politique ? Ethique et politique peuvent se conjoindre : doit-on oublier par exemple que « l’obsession de la rentabilité chez les dirigeants a conduit, ainsi qu’indiqué par Edgar Morin, à des économies coupables pour les hôpitaux et pour la prévention des risques sanitaires »[9] ? Si le projet de loi revendique d’être celui de la science incarnant le choix de la responsabilité, selon les termes du ministre des Solidarités et de la Santé, il ne précise pas si est en question la Science ou la science médicale. Ne risque-t-on pas dans ces conditions de voir les données de la science passées en force de sources normatives[10] ? Ne peut-on pas craindre ici un déséquilibre inter-normatif tant il est vrai que la science est « Comme les générations futures, comme l’humanité, elle est un mot commode dont l’invocation légitime toutes les actions sur la personne » (ibid) ? Rien n’est dit également concernant la prise en charge par la solidarité nationale des éventuels conséquences dommageables du vaccin pour l’individu qui s’y soumet, quand bien même l’obligation vaccinale n’est pas assumée, ce qui altère l’élan éthique du projet de loi[11]. En deçà du débat politique ou du traitement médiatique, parions que l’acceptabilité sociale des mesures sanitaires ou économiques soit encore le paramètre clé du retour à un vivre-ensemble ouvert à la discussion argumentée : c’est que « Face aux pressions du progrès technique, des intérêts catégoriels et des manipulations de toute sorte, il faut poser la question et aménager un espace public de discussion. A l’évidence, les Espaces Ethiques peuvent y contribuer »[12]. Il ne s’agit pas au fond d’imposer le passe vaccinal pour se vacciner mais se vacciner pour se protéger, sans empiéter sur l’égalité citoyenne et le respect de chaque choix citoyen. Ainsi que l’énonce plus amicalement Robert Solé : « Être vacciné contre le Covid et montrer son passe sanitaire n’interdit pas à certains d’affirmer que les mesures prises depuis deux ans ont fait plus de mal que de bien : c’est un point de vue, pas un forfait »[13].
C’est que la lutte contre la pandémie, au-delà du fait d’être pour ou contre le passe vaccinal, est une opportunité au regard de la démocratie sanitaire, celle d’absorber l’impuissance démocratique en la canalisant dans la vigueur impersonnelle des institutions. Cette impuissance a été sans doute réelle, notamment au début de la crise sanitaire, et pas seulement pour des raisons d’impréparation ou de pénurie de moyens. C’est que, selon une formule remarquable de Pierre Legendre encore à méditer, « sans un sens très sûr du masque, l’univers des institutions nous restera fermée, parce que la dogmaticité reste avant tout une scène »[14].
La démocratie sanitaire, comme le démocratie scientifique ou administrative, est toujours appelée à s’améliorer, mais elle gagne à être guidée par des « idéaux de solidarité, de bienveillance », ce qui permet par ailleurs de rendre à l’idée même d’Etat toute sa noblesse : “L’Etat est le représentant de la perpétuité sociale, disait par exemple Paul Leroy-Beaulieu. Il doit veiller à ce que les conditions générales d’existence de la nation ne se détériorent pas ; c’est là le minimum ; ce qui vaudrait mieux encore, ce serait de les améliorer”[15]. Il s’agit donc de dépasser cette phobie de l’Etat, à l’œuvre sur le temps long[16], car au-delà du rapport impropre à la science et de la perte du symbolique, il importe de faire attention à ne pas déliter par une communication non éthique, et le droit, et l’Etat, et l’état de droit ! Ce serait, au-delà de l’éventuel désastre sémiotique du passe en lui-même, un désastre éthique et juridique. En somme, il est essentiel qu’après le passe sanitaire, l’usage du « passe vaccinal » soit accompagné d’une éthique de communication exemplaire, fidèle à l’amitié civique et à l’esprit de solidarité de la démocratie sanitaire.
[1] V. Codaccioni, La société de vigilance, Auto-surveillance, délation et haines sécuritaires. Ed. Textuel, 2021.
[2] Certificat de vaccination contre la COVID-19 : un « passe » transitoire pour relancer l’activité du pays et faire adhérer à la vaccination, Bull Acad Natl Med. 2021 Aug; 205(7): 668–669.
[3] EREBFC, La mise en place du passe sanitaire dans les établissements de soin : quels enjeux éthiques ? Echanges entre les membres de la Cellule de Soutien Ethique (CSE), du Conseil d’Orientation de l’Espace de Réflexion Ethique Bourgogne – Franche-Comté (EREBFC) & du Réseau des comités d’éthique locaux (Réseau ComEth) 20.09.2021 [www.erebfc.fr/ressource/Note+de+synthèse+des+échanges+CSE-ComEth-COR.pdf?id=381]
[4] FX Bellamy, Le passe vaccinal ou la poursuite du délitement de l’Etat de droit, Le Figaro du 28 déc. 2021, p.15.
[5] CE, Avis N° 404.676, 26 déc. 2021 ; [www.conseil-etat.fr/ressources/avis-aux-pouvoirs-publics/derniers-avis-publies/avis-sur-un-projet-de-loi-renforcant-les-outils-de-gestion-de-la-crise-sanitaire-et-modifiant-le-code-de-la-sante-publique]
[6] L. Brunschvicg, Introduction à la vie de l’esprit, Librairie Félix Alcan, Paris, 1920, p. 131.
[7] Aristote, Ethique à Nicomaque, 1155a23.
[8] S. Van Damme, Penser le populisme scientifique, le Monde du 22 sept. 2021.
[9] E. Morin, Changeons de voie, Les leçons du coronavirus. Denoël, 2020, p. 52.
[10] G. Mémeteau, Le juge ignorant la médecine ?, Gazette du Palais des 7 et 8 février 2014, N°38 et 39 : 12-7.
[11] Souhaitons que ce projet de loi comprenne l’identification des acteurs de la responsabilité sanitaire de la vaccination (ONIAM…) ainsi que la reconnaissance de motifs impérieux de nature familiale ou de santé.
[12] R. Brajeul, Démocratie sanitaire : la santé en débat, Revue Générale de Droit Médical, 2008, numéro spécial : 145-65.
[13] [Nonisme], Le Mot de Robert Solé, Le Un du 8 déc. 2021, p.4.
[14] P. Legendre ; Le désir politique de Dieu, Leçons VII, Etude sur les montages de l’Etat et du Droit ; Fayard, 1988, p.185.
[15] P. Rosanvallon, Sortir de la myopie des démocraties, Le Monde du 7 déc. 2009.
[16] Pierre Musso, « Emmanuel Macron est un président manageur qui reprend le dispositif de la télé-réalité », Propos recueillis par François Bougon, Le Monde du 16 mai 2019 ; P. Musso, Le temps de l’Etat-Entreprise : Berlusconi, Trump, Macron, Fayard, 2019.