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L’éthique contre la logique

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« Nous vivons encore sous le règne de la logique, voilà, bien entendu à quoi je voulais en venir. »

André BRETON  manifeste du surréalisme

« Les orgueilleux voient leurs grands mots payés par les grands coups du sort, et ce n’est qu’avec les années qu’ils apprennent à être sages »

SOPHOCLE  Antigone

 

Depuis Antigone face à Créon, l’éthique n’a de sens  que comme refus d’une logique au nom d’un héritage humain qui la dépasse. C’est ce statut polémique de l’éthique face à la logique que nous nous proposons de comprendre.

Les stoïciens résumaient leur philosophie à partir d’un certain nombre d’images dont l’image de l’œuf. Les trois grandes parties de la philosophie se représentent à partir de cette image : la coquille étant la logique protectrice de tout discours, le blanc de l’œuf la physique, l’étude de la nature et le jaune la partie la plus précieuse l’éthique qui se nourrit ainsi de la connaissance de la nature et de la cohérence du discours vrai. Mais, au nom même de l’éthique, la coquille protectrice n’est-elle pas ce qu’il faut finir par briser lorsqu’elle devient un carcan puisqu’elle établit une liaison nécessaire entre le vrai et le bien. Pourquoi faut-il contester ce postulat : Bien agir, c’est se laisser conduire par une vérité fondée sur une certitude logique. 

Les stoïciens développaient ainsi une logique des propositions dont nous avons hérité, tout aussi importante que la logique des prédicats d’Aristote. Cette logique étudie les assertions de nos discours dans une opposition du vrai du faux qui établit la cohérence de nos énoncés en fonction de trois principes que nous utilisons sans cesse: l’identité A=A,  la non-contradiction A implique non A, le tiers exclu A ou non A. Appliquer à l’ordre de la nature fondée pour les philosophes stoïciens sur un monisme rationnel cette logique conduit à une éthique que l’on devrait plutôt appeler morale puisqu’elle est inspirée par un précepte essentiel : vivre en accord avec la nature, la nature en général et notre nature en particulier. La morale repose sur une injonction de conduite, un devoir, au nom d’une connaissance du bien alors que l’éthique telle que l’entendons aujourd’hui se développe comme une interrogation sur la justesse d’une conduite.

La lecture d’Emmanuel LEVINAS, à condition de ne pas la ramener à une pathétique du visage, suffit bien sûr pour congédier une vision de l’éthique subordonnée à une logique et ainsi affirmer sa rupture avec une morale de la bonne conduite. Dès les premières lignes de Totalité et infini, en nous invitant à ne pas être « dupe de la morale », LEVINAS affirme haut et fort le refus d’une logique, condition d’entrée dans une éthique, et par là, la distinction définitive entre éthique et morale. L’éthique a pour point de départ l’altérité et non la vérité, la philosophie est d’emblée éthique, elle ne peut pas s’enfermer sur la belle totalité du sujet, encore moins dans la logique de nos représentations.

Mais cette logique de nos représentations pourtant persiste dans le quotidien de nos conduites comme moralisme latent ou auto justification permanente.  Avec l’éclairage de la crise sanitaire actuelle il est possible de voir comment, dans le domaine médico-social,  cette logique continue son cheminement insidieux convoquant l’éthique comme simple caution de pratiques qui n’interrogent pas leurs présupposés.

Dans les textes de Georges CANGUIlHEM, il est pourtant possible de repérer au moins trois formes de cette logique rampante qui se développe au mépris de l’éthique : une logique institutionnelle, une logique technique et une idéologie  entendue comme logique d’une idée selon la définition d’Hannah ARENDT.

Le chapitre I des Nouvelles  réflexions concernant le normal et le pathologique (1963-1966), intitulé du social au vital, est particulièrement éclairant sur le premier point. Alors que nous voyons encore aujourd’hui une logique institutionnelle se justifier par une référence à la préservation de la vie, CANGUILHEM montre comment il faut retenir le sens d’une régulation du social vers le vital et non du vital vers le social, si l’on veut comprendre le pourquoi de l’établissement normatif. La régulation sociale mime la régulation vitale mais ne peut se défaire de la logique mécanique qui la constitue. L’empilement des institutions sociales est paradoxalement l’entrave permanente à un libre fonctionnement organique. La logique institutionnelle est ainsi une logique de la normalité avec sa dimension arbitraire là où l’on attendait la souplesse du normativité calquée sur le modèle de la normativité vitale c’est-à-dire l’élaboration progressive d’allures de vie et non imposition brutale d’une norme de vie. La décision normative est le moteur d’une logique de normalisation « Normer, normaliser, c’est imposer une exigence à une existence, à un donné, dont la variété, la disparate s’offrent au regard de l’exigence comme un indéterminé hostile plus encore qu’étranger. » Le normal et le pathologique p 177.

Cette logique institutionnelle et décisionnelle où une « préférence » devient « une référence  » est relayée au nom de la santé par la logique d’une technique médicale qui oublie ce qui la constitue : la compréhension et le respect de l’individualité et de la normativité du sujet. Thèse centrale du texte de 1943 lorsque CANGUILHEM écrivait  « nous pensons que la médecine existe comme art de la vie parce que le vivant humain qualifie lui-même comme pathologiques, donc comme devant être évités ou corrigés, certains états ou comportements appréhendés, relativement à la polarité dynamique de la vie sous forme de valeurs négatives » Le normal et le pathologique p 77. Alors que la normativité vitale inspire l’éthique médicale en reconnaissant les différences d’allure de vie possible dans la santé et le soin, la logique technique développe une normalité uniforme au nom du principe d’efficacité qui l’anime.

La logique d’une idée exclusive conforte alors cette logique technique. Dans un article plus tardif sur les idéologies scientifiques et médicales CANGUILHEM montre comment « par définition toute idéologie est un écart, au double sens de distance et de décalage, distance de la réalité, décalage relativement au centre d’investigation à partir duquel elle s’imagine procéder » Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie p 36. L’ idéologie scientifique est une illusion logique qui méconnaît « des exigences méthodologiques et des possibilités opératoires de la science dans le secteur de l’expérience qu’elle cherche à investir ». Nous sommes bien dans la science,   mais l’individu concret humain est oublié au profit d’une abstraction chimérique. La rationalité de la vie est un rationalisme appliqué au vivant, selon l’expression de François DAGOGNET, non un scientisme dogmatique.

Loin de ces dérives logiques d’une rationalité mal comprise, la référence à l’éthique spinoziste, par un juste usage de la raison, propose effectivement un éclairage de nos conduites sans la dictée d’une vérité posée comme un absolu.  Paradoxalement, l’Éthique se développe more geometrico mais c’est pour que la raison, appliquée à la déduction du mécanisme des affections, nous libère d’une illusion de certitudes transcrites dans l’opposition du bien et du mal. Préférons la simple articulation du bon et du mauvais : « une seule et même chose peut être dans le même temps bonne et  mauvaise et aussi indifférente. Par exemple, la musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour l’affligé ; pour le sourd, elle est ni bonne ni mauvaise. » La déduction géométrique, loin de la rigidité logique, nous permet de comprendre la puissance de l’esprit sur les affects ainsi que sa liberté, mais cette vraie liberté que le sage recherche est difficile car « comment pourrait-il se faire si le salut se trouvait sous la main et que l’on puisse le découvrir sans grande peine, que tous ou presque le négligent ? » 

Nous avons là un exemple à suivre pour travailler à une éthique affranchie de la logique.

 

 

Dominique Pian

     Philosophe, membre du conseil d’orientation de l’EREB

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