Cyril Hazif-Thomas, Directeur de l’EREB, Octobre 2021
Après des mois de manifestation contre la mise en place l’été dernier du pass sanitaire, occasion de tensions sociales1, il n’est pas inutile de se questionner sur ce que d’aucuns ont appelé la « démesure » du pass sanitaire2. Retour mesuré à la vie normale ou effort renouvelé de discipline citoyenne en vue d’une vaccination collective non synonyme d’une vie libre de toute contrainte ? Concernant la qualité du travail parlementaire, le juriste Raphaël Morel pointait bien avant le projet de prolongation du pass sanitaire, actuellement à l’étude, la hâte législative alors que l’urgence sanitaire, pas plus que la vigilance sanitaire sensée lui succéder, ne justifie pas qu’un texte soit examiné du jour au lendemain. Et de préciser : « il s’agit d’éthique législative, c’est-à-dire de la manière dont la fabrication de la loi est rendue compatible avec ce que la société considère à l’heure actuelle comme juste, bon et souhaitable. »3
L’importance d’un débat démocratique de fonds, c’est aussi de ne pas sous-estimer « l’Etat autoritaire » qui, selon Jacques Testart, risque d’évincer les citoyens du « choix de leurs façons de survivre »4. Aussi convient-il de « prêter une attention particulière à l’effet de cliquet d’une telle mesure de contrôle de l’épidémie, qu’ambitionne d’incarner le pass sanitaire, en ce sens plébiscité par l’institut Pasteur5. Il y a néanmoins un risque certain d’accoutumance à de tels dispositifs de contrôle numérique, de banalisation de gestes attentatoires à la vie privée, de glissement, à l’avenir et potentiellement pour d’autres considérations que la seule protection de la santé publique ici recherchée dans un contexte exceptionnel, vers une société où de tels contrôles seraient la norme et non l’exception. Il […] semble donc important d’alerter sur le risque de créer un phénomène d’accoutumance préjudiciable qui pourrait conduire, demain dans un tout autre contexte sanitaire, à justifier qu’on ait recours à un dispositif de contrôle numérique analogue pour contrer toute épidémie particulièrement contagieuse. A partir de combien de morts devra-t-on se poser la question de franchir le pas alors que la tolérance de la société au risque diminue ? Si, malheureusement, nous devions vivre encore plusieurs années avec des variants successifs du coronavirus, le pass sanitaire a-t-il vocation à être prolongé de trimestre en semestre ou y renoncerons-nous pour affronter la crise en maintenant des conditions de vie plus normales, malgré l’impact sanitaire ? »6 Le Conseil constitutionnel répond au moins à l’inscription temporelle du dispositif puisque les Sages notent, dans leur décision, qu’en « l’état des connaissances scientifiques » dont le législateur dispose, les dispositions inscrites dans la loi ne s’appliqueront que sur une durée limitée, jusqu’au 15 novembre, « période durant laquelle le législateur a estimé qu’un risque important de propagation du virus existait en raison de l’apparition de nouveaux variants »7. Or il s’avère que cette date butoir est d’ores et déjà repoussée jusqu’à l’été prochain, ce qui risque de malmener la cohésion sociale et de faire l’économie de la pensée critique sur ce qui doit continuer de faire sens quant à l’identité entre les hommes, notamment en termes de santé commune. C’est également l’avenir de l’organisation des soins qui est en jeu tant il importe de veiller à ce que des orientations fondamentales pour l’avenir de notre système de santé ne s’écrivent pas dans le seul horizon d’une catastrophe sanitaire putative. Là encore le Conseil constitutionnel dans sa décision du 5 août dernier posait une limite relativement à l’accès aux soins qu’il importe de respecter8. Pour autant, ainsi que le souligne l’Espace de réflexion éthique Bourgogne-Franche-Comté (EREBFC) :
« D’un point de vue éthique, il apparait important de réfléchir aux deux aspects que comporte le passe sanitaire : un aspect de facilitation d’accès aux soins pour ceux qui sont en sa possession et un aspect de restriction d’accès pour ceux qui ne le possède pas, lui donnant ainsi une dimension punitive. Le Conseil d’Etat ne l’a d’ailleurs pas admis au sein des centres commerciaux au prétexte qu’il n’était pas possible de restreindre l’accès à des produits de première nécessité. Cela nous conduit alors à nous interroger sur son application dans les lieux de soins. Le soin ne fait-il pas partie des besoins de première nécessité ? »9
Force est de constater qu’avec le pass sanitaire, c’est une bonne part de la liberté comme non- interférence qui est atteinte10 puisqu’il conditionne l’accès (aux utilisateurs comme aux professionnels) dans les restaurants, bars, cinémas, salles de spectacle, centres commerciaux, maisons de retraite, hôpitaux…et que semble banalisée l’intensité d’un « contrôle social et disciplinaire incessant sur les activités et les loisirs des français », au risque de discriminations potentielles puisqu’« un vacciné cependant contaminé et porteur du virus jouira de droits refusés à un non-vacciné même non-porteur » (C. Dounot, ibid). Cette alerte doit être entendue notamment concernant les cas des vaccinés cependant contaminés, puisque selon le scénario de référence de l’Institut Pasteur, on s’attend à ce qu’à peu près la moitié des infections aient lieu chez des personnes vaccinées (Institut pasteur, ibid). Pour autant est-il juste d’agiter toujours plus la peur de la perte des libertés sans tenir compte du contexte ? Cette peur aigue de perte de nos libertés témoigne aussi d’une trace de l’hécatombe, après qu’on ait perdu tant de malades de par le monde mais aussi du travail de deuil qu’elle induit dont Freud écrivait qu’il disait quelque chose de notre « réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction venue à sa place, comme la patrie, la liberté, un idéal… »11 Par ailleurs, « Ne pas prévoir d’exceptions à un droit commun défini à partir des situations normales serait compromettre l’ordre dès que se présentent des situations exceptionnelles » rappelait un autre professeur de Droit, grand juriste des libertés publiques, Jean Rivero12. S’il est avéré que les interférences dans la vie quotidienne sont désormais multiples, il convient de défendre la liberté comme non-domination, qu’il s’agisse de la domination du numérique sur nos vies (J. Testart, ibid), de celle des plus informés sur les moins informés, ou des plus insérés socialement et professionnellement sur les plus précaires, voire de cette place croissante des vigiles et factionnaires nullement habilités au secret médical et pourtant en position de contrôle (C . Dounot, ibid), tous ingrédients qui ne peuvent qu’aggraver la fracture d’une société de plus en plus meurtrie par une crise systémique sans fin.
Le risque, selon la philosophe Donatella Di Césare, est de voir s’installer une démocratie immunitaire, par laquelle « Plus l’immunisation devient exigeante et exclusive pour qui est dedans, plus implacable est l’exposition des superflus au dehors »13. Devra-t-on se sentir ici les promoteurs de la mise en acte d’une discipline sanitaire croissante quant au statut immun de chacun afin de mériter toujours plus nos liens sociaux et notre santé relationnelle ? La philosophe Barbara Stiegler s’inquiète de l’évolution vers une société de contrôle : « Si la menace au code QR fonctionne pour les populations les mieux insérées socialement, elle est globalement inopérante. Le gouvernement laisse les citoyens livrés à eux-mêmes, seuls devant leurs applications numériques. »14 Sans doute est-il réel qu’avec les antivax « Le vaccin de la rationalité est sans effet sur les gens qui veulent voir ce qu’ils croient »15.
Mais n’est-il pas impératif, en même temps, de permettre une vie autre que la seule vie nue, afin que l’existence soit réfléchie et responsable, tant il est vrai qu’une vie bio-comptabilisée n’est pas équivalente à la volonté libre et créatrice de soi ? Au-delà de ces considérations éthiques, quelle refondation systémique de la politique de prévention et de sécurité sanitaire sera actée afin de ne pas se contenter de « panser la fracture sociale »16 ? Quelle démocratie hospitalière sera déclinée pour la participation active des publics soignants, ce qui est un des enjeux d’importance de la crise hospitalière et ce dont le Ségur de la Santé n’a pas véritablement pris la mesure, quand bien même on y parle de « remédicalisation » de la gouvernance hospitalière, comme pour mieux faire oublier la gouvernance par les nombres chère à Alain Supiot. Cela vaut tout autant pour la démocratie sanitaire et plus largement pour tous les autres publics, personnels non médicaux et usagers mais aussi tous les citoyens soucieux de leur santé. Pour ceux-ci notons la récente irrecevabilité d’un recours contre le pass sanitaire devant la CEDH d’un requérant mobilisant à tort un statut de victime17.
Soit l’on regarde donc le pass et la vaccination protégeant de la Covid comme une obligation de conscience que l’on décide librement dans une épreuve à supporter collectivement, soit on se méfie des sociétés affirmant vouloir faire le bien des individus contre eux-mêmes… Si l’on veut ne pas réduire la réflexion éthique à ce choix dichotomique, il s’agit plus que jamais de revenir au principe de proportionnalité, rendant compte que « La puissance publique ne peut limiter la liberté des citoyens que “dans la mesure indispensable à la protection des intérêts publics” (Schwarze, 2009) : elle doit assurer en priorité la garantie des droits fondamentaux.
Entre l’intervention de la puissance publique au nom de l’intérêt général et la sauvegarde des droits et des libertés des citoyens, le principe de proportionnalité permet d’opérer une mise en balance, métaphore de la justice. (…) Une mesure restrictive des droits et des libertés doit donc être à la fois appropriée ou adaptée, nécessaire et proportionnée. »18 C’est aussi l’opinion du philosophe Abdennour Bidal pour qui « Si l’Etat « publiait » sa réflexion sur la proportionnalité qu’il entend donner à son action du point de vue des libertés, cela aussi offrirait aux citoyens de penser par eux- mêmes selon un véritable critère. Car la parole politique s’interrogerait alors à haute voix, face aux Français, sur le risque démocratique représenté par toutes les mesures de privation de liberté, et cela appellerait les citoyens à s’exprimer sur ce qu’ils pensent eux-mêmes de ce danger pour la démocratie. »19 Si cette proportionnalité n’est pas d’avantage mobilisée, c’est le risque dommageable d’opposition entre l’aspiration à la liberté et la demande de sécurité qui préemptera le débat public dans une société amputée de l’ambition de la Déclaration des droits de l’homme qui, précisément, a organisé une non-opposition de principe afin de ne pas écarteler la question des droits entre la sécurité et la liberté : « La garantie individuelle des droits est la finalité même du contrat social, si bien que l’intérêt général ne peut être conçu comme excédant une telle finalité ou prévalent sue elle »20. C’est encore rappeler « qu’une sage politique réussit, en particulier en temps de crise, à conjuguer le maximum de sécurité avec le maximum de liberté. » (A. Bidal, ibid). Logiquement cette question de la proportionnalité a été réceptionnée par l’Institut Pasteur mais dans le sens de la « liberté » à transmettre le virus, du côté des non vaccinés : « Les personnes non- vaccinées contribuent de façon disproportionnée à la transmission. Des mesures de contrôle ciblant cette population pourraient maximiser le contrôle de l’épidémie tout en minimisant l’impact sociétal par rapport à des mesures non ciblées. » (Institut Pasteur, ibid).
Ainsi se dégage une réalité contrastée, complexe et engageant à ne pas contribuer à la polarisation affective qui contribue dangereusement à monter une partie de la population contre une autre. Sans cette double postulation d’assurer à la fois la liberté et la sécurité, ne risque-t-on pas d’infléchir le jeu sociétal vers une fragmentation du bien commun ? Quid d’ailleurs de la frange des personnes âgées de plus de 80 ans vivant chez elles, les plus vulnérables, qui ne sont toujours pas vaccinés ? La démarche consistant à « aller vers » les publics pauvres et précaires pourra-t-elle rapidement et durablement s’implanter ? A ce titre, le recours à l’humilité pousse à reconnaître que les méthodes pragmatiques peuvent être parfois aussi (plus ?) efficaces que les méthodes injonctives21. A ce titre l’épidémiologie, cette science du rétroviseur, relève que « Le passe sanitaire a eu un rôle plus important que prévu pour freiner la circulation du virus depuis la rentrée (Mircea Sofonea) »22.
L’examen au Sénat avance sur cette voie afin qu’on ne puisse plus avoir recours au pass sanitaire dans les départements qui auront, au 15 novembre, plus de 75 % de leur population vaccinée (soit à peu près 90 % des plus de 12 ans) : vers une solution plus équilibrée ?
Références
1 D. Roucaute, P. Gensel, Passe sanitaire : la tension monte dans les pharmacies et les centres de vaccination, Le Monde du 06 Août 2021 : [www.lemonde.fr/planete/article/2021/08/06/passe-sanitaire-la-tension-monte- dans-les-pharmacies-et-les-centres-de-vaccination_6090684_3244.html]
2 C. Dounot, La démesure du « pass sanitaire », Recueil Dalloz, 2021, p.1386.
3 R. Maurel, « Avec la gestion de la crise sanitaire, il en va de la qualité de la norme et de l’image donnée à la nation », Le Monde du 22 juillet 2021 [www. lemonde.fr/idees/article/2021/07/22/avec-la-gestion-de-la-crise- sanitaire-il-en-va-de-la-qualite-de-la-norme-et-de-l-image-donnee-a-la-nation_6089195_3232.html]
4 J. Testart, Covid-19 : place aux citoyens éclairés, futuribles, 2021, n°144 : 41-6.
5 EPIDÉMIOLOGIE DU SARS-COV-2 DANS UNE POPULATION VACCINÉE ET IMPLICATIONS POUR LE CONTRÔLE D’UN REBOND AUTOMNAL, 6 sept.2021 [https://modelisation-covid19.pasteur.fr/evaluate-control- measures/impact-partially-vaccinated-population/]
6 CNIL, 21 juillet 2021, Audition devant la Commission des lois du Sénat sur le projet de loi relatif à la gestion de la crise sanitaire. Propos liminaire de Marie-Laure Denis, présidente de la CNIL : www.cnil.fr/sites/default/files/atoms/files/audition_presidente-cnil_senat-21-07-2021-passe_sanitaire.pdf
7 § 39 de la Décision n° 2021-824 DC du 5 août 2021, Loi relative à la gestion de la crise sanitaire, Non conformité partielle – réserve.
8 « S’agissant de leur application aux services et établissements de santé, sociaux et médico-sociaux, le législateur a réservé l’exigence de présentation d’un « passe sanitaire » aux seules personnes accompagnant ou rendant visite aux personnes accueillies dans ces services et établissements, ainsi qu’à celles qui y sont accueillies pour des soins programmés. Ainsi, cette mesure, qui s’applique sous réserve des cas d’urgence, n’a pas pour effet de limiter l’accès aux soins. » (Décision n° 2021-824 DC du 5 août 2021, § 42).
9 EREBFC, La mise en place du passe sanitaire dans les établissements de soins : Quels enjeux éthiques ? [http://www.erebfc.fr/ressource/Note+de+synth%C3%A8se+des+%C3%A9changes+CSE-ComEth- COR.pdf?id=381], publié le 20.09.2021.
10 C. Laborde, « Liberty in time of Corona”, The Oxford University Politics Blog 7 mai 2020.
11 Freud, S., 1976. Deuil et Mélancolie. Métapsychologie. Gallimard, Paris.
12 J. Rivero, H. Moutouh, Libertés publiques, T. 1, 9è éd., PUF, 2003, 271 p. : 173.
13 D. Di Cesare, Un virus souverain, L’asphyxie capitaliste, La fabrique éditions, 2020, 105 p. : 41.
14 G. d’Allens, Entretien — Libertés : Barbara Stiegler : « Les autorités détournent les questions sanitaires pour instaurer une société de contrôle », Reporterre, Le quotidien de l’écologie du 31 juillet 2021 : reporterre.net/Barbara-Stiegler-Les-autorites-detournent-les-questions-sanitaires-pour-instaurer-une
15 Raphaël Enthoven : “Il faut se moquer des antivax, car ces gens-là sont dangereux”, Propos recueillis par Thomas Mahler, publié le 16/08/2021 [www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/raphael-enthoven-il-faut-se- moquer-des-antivax-car-ces-gens-la-sont-dangereux_2156626.html]
16 R. Gil, Billet éthique du moins d’Août 2021, Pass sanitaire ou panser une société fracturée : poitiers.espace- ethique-na.fr/obj/original_20210812163835-pass-sanitaire-ou-panser-une-societe-fracture.pdf
17 CEDH, cinquième sect., 21 sept. 2021, no 41994/21, Guillaume Zambrano c/ France : https://lext.so/uh5tl9
18 JM Sauvé, Le principe de proportionnalité, protecteur des libertés, Intervention de Jean-Marc Sauvé à l’Institut Portalis, Aix-en-Provence, Vendredi 17 mars 2017 [www.conseil-etat.fr/actualites/discours-et- interventions/le-principe-de-proportionnalite-protecteur-des-libertes]
19 A. Bidal, Passe sanitaire : « Toute politique qui réduit les libertés doit le faire avec la plus grande mesure », Le Monde du 29 juillet 2021, mis à jour le 03 août 2021 [www.lemonde.fr/idees/article/2021/07/29/passe- sanitaire-toute-politique-qui-reduit-les-libertes-doit-le-faire-avec-la-plus-grande-mesure_6089863_3232.html] 20 F. Sureau, Sans la liberté, Tracts Gallimard, sept. 2019, n°8, 56 p. : p. 41.
21 « le succès de l’Espagne concernant la vaccination des plus âgés n’est probablement pas à trouver dans une proportion plus faible d’antivaccins ou dans un gouvernement moins contesté mais plus certainement dans l’attribution automatique d’un rendez-vous de vaccination… », A. Haroche, Les antivaccins sont-ils irrécupérables ? JIM du 21/08/2021[www.jim.fr/medecin/jimplus/e- docs/les_antivaccins_sont_ils_irrecuperables 188835/document_jim_plus.phtml]
22 V. Boedenvae, Une reprise épidémique réelle mais limitée, Le Figaro jeudi 28 oct. 2021, p. 13.