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La bienveillance au risque de la dépendance

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Dominique Pian

Philosophe et membre du conseil d’orientation de l’EREB 

 

« Le bienveillant craint l’humeur… il reconnaît que l’on doit ouvrir un crédit à n’importe qui… »

ALAIN  Définitions

« L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête »

PASCAL  Pensées

 

Dans la pratique médicale la bienveillance est une attitude s’imposant comme une vertu cardinale qui dispose à l’écoute et à l’attention vis-à-vis de l’autre qui réclame assistance. Mais l’injonction actuelle à une bienveillance permanente vis-à-vis d’autrui amène paradoxalement à brouiller un principe de conduite qui allait de soi.

De disposition ouverte à l’égard de celui que nous rencontrons, la bienveillance devient insidieusement une dépendance qui met à mal la liberté de chacun.

 

Rousseau, au début de la Sixième promenade des Rêveries du promeneur solitaire, analyse parfaitement ce glissement d’une attitude bienveillante vers une servitude enchaînante. Le plaisir d’herboriser à la fin de sa vie l’amène à quitter régulièrement les limites du  Paris intra-muros de l’époque pour retrouver la vallée de la Bièvre au sud de la capitale après avoir franchi la barrière d’Enfer, l’actuelle place Denfert Rochereau ; or il se surprend à modifier le chemin le plus direct pour éviter un jeune mendiant infirme qui régulièrement à cette porte de Paris, sollicite sa générosité après avoir réalisé un tour convenu et répété à son adresse. Rousseau réalise alors que cette aumône obligée, voire forcée, dénature complètement le mouvement premier de bienveillance qu’il avait vis-à-vis de ce jeune garçon. “Voilà comment des jouissances très douces se transformaient pour moi…en d’onéreux assujettissements”.

Ainsi ce qui relevait de la simple bienveillance devient double dépendance dans une mendicité où celui qui demande engage une servitude réciproque avec celui qui donne : Il y a bien deux libertés bafouées.

 

Cette expérience somme toute commune, reçoit pourtant un éclairage différent à la lumière de l’œuvre de Rousseau. La bonté originelle de l’homme et sa dépravation par la société, qui résume ordinairement son œuvre, repose sur un double sentiment primitif : L’amour de soi-même et la pitié. La pitié n’est pas une affliction sur les malheurs de nos semblables mais dans la continuité de la conservation de soi elle signifie une conservation de nos semblables lorsque nous les voyons dans une position de faiblesse voire de détresse. La pitié “nous inspire une répugnance naturelle à  voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables” écrit Rousseau dans la préface du Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes.

La liberté de chacun est, par cette reconnaissance mutuelle,disposée en cas de nécessité à l’assistance mais sans jamais tomber dans la dépendance. La liberté n’est pas pour Rousseau une qualité mais l’essence même de notre humanité d’où la nécessité de la préserver comme condition véritable de notre nature dans l’éducation de l’enfant ou de la rétablir dans la citoyenneté par l’obéissance à  une loi commune que l’on s’est donnée. Mais la bienveillance du précepteur dans le texte de l’Emile sur l’éducation ou la bienveillance du législateur dans le texte du Contrat social sont déjà l’indice de la difficulté à maintenir la liberté avec bienveillance sans s’engager dans la dépendance.

 

En définissant la sollicitude comme “une spontanéité bienveillante” Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre nous permet peut-être d’échapper à ce glissement de la bienveillance vers la dépendance puisque l’important dans cette définition est le terme de spontanéité c’est-à-dire une immédiateté positive, sans intention, sans réflexion. C’est à l’occasion de l’explication de sa définition de l’éthique comme “visée de la vie bonne avec et pour l’autre” que Ricoeur rencontre la question de la sollicitude en se demandant comment la seconde composante de la visée éthique prend tout son sens comme “dépli” de l’estime de soi ce qui signifie dans l’esprit du philosophe “une rupture qui crée les conditions d’une continuité de second degré telle que l’estime de soi et la sollicitude ne puissent se vivre et se penser l’une sans l’autre”. Il n’y a plus identification à l’autre dans l’attention qui lui est porté mais dialogue entre soi et l’autre. La médiation de l’autre donne son sens à l’estime de soi retrouvant ainsi la fécondité de la philia de l’Éthique d’Aristote lorsqu’elle relève du registre du bon et non pas de l’utile ou de l’agréable : une “amitié vertueuse” précise une note de la page 215, une  “activité” qui accomplit notre nature.

La sollicitude abandonne ainsi le péché originel d’une bienveillance qui projette sur l’autre ce qui vient de nous, cet “égoïsme de transfert” selon la formule heureuse d’Eric Weil pour définir l’altruisme. Bien plus la sollicitude  rétablit une égalité de la relation entre soi et l’autre, égalité qui était déjà chez Rousseau le fondement de toute liberté.

 

Concluons à nouveau à partir d’une référence à la bande dessinée classique qui illustre parfaitement la méprise concernant le libre arbitre, faussement généreux, moteur d’une prétendue bienveillance : Dans Vol 714 pour Sydney, Hergé se moque gentiment d’Haddock qui lors de sa première vision du milliardaire Carreidas pense soulager la misère d’un pauvre “malheureux…malchanceux” avec un billet de 5 dollars en imaginant la reconnaissance éternelle qui lui serait due et qui, tout à ses pensées égocentriques, trébuche sur une valise. Dur retour à la réalité congédiant l’illusion de la bienveillance avant même de découvrir la véritable identité de son destinataire.

 

Dominique Pian

Septembre 2021

 

 

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