Billet éthique : Dilemme éthique et désastre médicojudiciaire

Cyril Hazif-Thomas, Directeur de l’Espace de Réflexion éthique de Bretagne

La médiatisation de ce qu’il est désormais convenu de nommer « l’affaire Lambert », sa complexité humaine et ses complications judiciaires, si elle peut provisoirement contribuer à soutenir la volonté d’une réalisation citoyenne de rédaction des directives anticipées, ne contribue pas toutefois à peindre un tableau rassurant des derniers moments de la vie, notamment au regard des personnes vulnérables, les plus handicapées.

Les inquiétudes s’énoncent clairement : après le soin sans consentement, ne se profilerait-il pas une « euthanasie sans consentement », ou, si le mot choque, une fin de vie médicalement forcée sans réel consentement du principal intéressé, ni de consensus de l’ensemble de l’entourage familial, lorsqu’il existe ? Dit plus juridiquement : au nom du refus de l’obstination déraisonnable, ne va-t-on pas vers la légalisation à marche forcée de l’euthanasie ? Et ne risque-t-on pas de considérer certaines mourants plus comme des moribonds entravant le bon ordre sanitaire que comme des agonisants relevant de notre sollicitude interhumaine ?

Quelle terrible interrogation, et quelle « bonne mort » en effet peut-elle s’accommoder, comme dans le cas de Vincent Lambert, d’une telle bataille de valeurs, y compris familiales, et de procédures ?

Résistance aux soins palliatifs, refoulement de l’angoisse de mort, âgisme, conviction non questionnée que « La mort doit être calme », affirmation moulte fois répétée dans les médias de la validité éthique de « l’acte médico-létal » en contexte de vie dite « artificielle », comme pour s’assurer d’un encerclement cognitif de l’opinion publique, sont les marques actuelles du développement du matérialisme au sein de l’espace éthique de la fin de vie.

La réflexion propre à l’acte létal médicalisé, c’est-à-dire l’acte médical de nature incompatible avec la vie, s’il trouve un écho dans le public, y compris éclairé, interroge. C’est en effet un des deux axes de réflexion propres à la doctrine du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) sur la fin de vie (1). Ce focus mis sur l’arrêt des soins s’incruste ici dans une situation qui ne correspond pas à une fin de vie stricto sensu puisque le pronostic vital n’est pas engagé à court terme, et donc inquiète légitimement une grande partie de nos concitoyens (2), d’autant plus qu’en faisant le choix « d’arrêts de mort », la justice disloque ce que le CCNE avait, précisément, tenté d’articuler au mieux : l’investigation de l’axe létal médicalisé était associée intimement à l’exploration de « l’éventail des possibles » dans l’accompagnement médicalisé d’une vie qui prend fin.

Don compassionnel de la mort d’un côté, sacralisation du don de Dieu de l’autre sont placés sur le même terrain qu’une simple querelle idéologique que le juge, à défaut du législateur, se voit sommé de trancher. L’éthique est soulevée par des conflits de devoirs et valeurs morales, mais parfois les parties concernées convoquent l’idéologie ou la valeur en tant que simple degré du vouloir et on enjoint à la justice de trancher la situation. Quel que soit le point de vue adopté, on observe une terrible confusion entre procédures de justice, querelle idéologique et dilemme éthique…

À côté de la Parole et de la rencontre humaine entre soignant/médecin et soigné en fin de vie, trois dimensions incontournables, sont encore à prendre en compte vis-à-vis du malade tant qu’il n’est pas endormi, et avec sa famille : la spiritualité, avec ou sans Dieu, selon les convictions de chacun, les relations parents – enfants aussi bien que celles créées par les liens du mariage ou d’un PACS, et l’accompagnement du malade par ses proches, ou pour ses proches. Dans cette perspective le soin, le prendre soin au sens anglo-saxon, concerne aussi bien le malade que sa famille. La société, les politiques, les diverses institutions, de nombreuses associations, s’interrogent aujourd’hui sur l’éthique et la nécessité d’organiser les soins palliatifs, à l’hôpital aussi bien qu’à domicile. Rappelons ici que « le droit du malade au libre choix de son praticien et de son établissement de santé et de son mode de prise en charge, sous forme ambulatoire ou à domicile, en particulier lorsqu’il relève de soins palliatifs au sens de l’article L. 1110-10, est un principe fondamental de la législation sanitaire » (Art. L. 1110-8 CSP). Il reste le libre choix au malade de vivre sa fin de vie en pleine conscience. Alors on peut espérer donner forme à l’exigence éthique de regarder « autrui comme un centre d’obligations » pour soi.

Au moment où est envisagée de faire figurer en bonne place les directives anticipées dans le dossier médical partagé, il convient de souligner cette liberté de choix et cette exigence éthique de solidarité envers les plus fragiles, même et surtout s’ils sont sous un régime de protection juridique. Outre l’urgence à développer les soins palliatifs, il y a, bien sûr, la nécessité de formation des praticiens qui en sont en charge, notamment pour faciliter la rédaction des directives anticipées. Éthique et formations spécifiques sur ce sujet concernent peu ou prou tous les praticiens et tous ceux qui ont des responsabilités dans le domaine de la santé.

Une chose est certaine, la mort, irrationnel ontologique, ou donnée rationnelle universelle, au choix, nous concerne tous. « L’irrationnel limite le rationnel qui lui donne à son tour, sa mesure. Quelque chose du sens, enfin, que nous devons conquérir sur le non-sens » (3).

 

Bibliographie

  1. Martinez, F. Vialla, Les grands avis du Comité consultatif national d’éthique. Paris, 2013, Partie II, Chap. 2 « La fin de vie », p.358
  2. Gil, Un dilemme intime peut-il être une affaire publique?, site de l’ERENA, https://poitiers.espace-ethique-na.fr/obj/original_20190710094504-cor-un-dilemme-intime-livre-aux-procedures-et-aux-debats-publics.pdf
  3. Camus A. L’homme révolté. Éditions folio. Essai numéro 15. Gallimard éditeur. 1951. p 369