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Billet éthique – Les audaces du progrès sont fragiles

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Les audaces du progrès sont fragiles

Cyril Hazif-Thomas, Directeur de l’EREB

« Les audaces du progrès sont fragiles » (1). Cette phrase du romancier Louis-Ferdinand Céline résonne avec notre actualité, celle du Conseil d’Etat[1] autant que celle du Conseil scientifique. Nous écrivions dans le billet éthique « Le confinement doit rester un soin » du 23 mars que « D’autres types de mesures ont été prises pour endiguer l’épidémie sans confinement de la totalité de la population dans d’autres pays, Corée du Sud et Taiwan, qui utilisent un SOP adapté (Standard Operating Procedure), soit un ensemble de procédures opérationnelles standardisées regroupant six types d’actions : larges informations de la population, insistantes et transparentes ; dépistage massif des sujets suspects d’être infectés, symptomatiques ou non ; recherche méthodique des sujets avec lesquels ces derniers ont été en contact (rôle du téléphone portable pour le traçage) ; mise en confinement uniquement des sujets infectés et contagieux; traitement des malades; désinfection des espaces contaminés »[2]

Or que vient de dire le président du Conseil scientifique Jean-François Delfraissy lors d’une récente audition au Sénat ? « Dans cette période de déconfinement, on ne va pas passer du noir au blanc, mais du noir au gris foncé, a-t-il averti. Et pour passer du gris au gris grisé, il va falloir du temps. Notre vision est à deux mois […] Dans ce contexte, il faudra bien, a développé Jean-François Delfraissy, déployer une application, qui permettrait d’assurer un suivi et de prévenir ceux qui auraient croisé dans les jours précédents une personne testée positive. « L’outil numérique n’est qu’un élément parmi d’autres », a néanmoins insisté Jean-François Delfraissy, ajoutant qu’il « ne réglera pas tout ». Évoquant le traçage effectué en Corée du Sud, le chercheur a également relevé l’existence, dans ce pays d’Asie, de « brigades » d’enquêteurs de terrain, permettant de retracer, avec les personnes diagnostiquées, leur parcours des derniers jours. Des chargés d’enquête épidémiologiques qui sont 20 000 en Corée du Sud et, si la France suit le même modèle « une brigade en France de peut-être 30 000 personnes »[3].

Le vocabulaire guerrier est toujours de vigueur, brigade se disant d’une « Unité formée d’un nombre variable de régiments, de corps de troupe, placée sous l’autorité d’un chef unique et elle-même intégrée à une unité supérieure » mais aussi d’une « Unité formée de volontaires étrangers alliés des troupes républicaines durant la guerre d’Espagne de 1936-39 ». C’est encore un « Groupe de personnes spécialisées dans un certain travail et placées sous les ordres d’un chef » Et le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales de citer Victor Hugo : « Ah! Vous croyez, bandits, que vos brigades viles Pourront impunément s’épandre dans mes villes ? (Hugo, Hernani,1830, II, 3, p. 45) »[4].

Ce prolongement de la guerre sanitaire déclarée contre le virus est aussi celui du confinement proprement dit, la limite ne faisant que changer de position dans l’espace. Tant que la population reste confinée, on est en effet dans une situation qui a la particularité de voir s’imposer une frontière avec un dedans et un dehors distinct, là où auparavant dedans et dehors communiquaient allègrement, même en période d’épidémie de grippe. Cette fois la limite passera entre ceux qui seront situables et traçables au vu des coordonnées réverbérées par leurs téléphones et ceux qui ne le seront pas. C’est que « Dans le combat contre le Covid-19, la technologie peut aider » cite Le Monde du 9 avril 2020[5] qui rappelle que « Le premier Ministre, Edouard Philippe, s’est dit favorable à un traçage numérique des Français sur la base du volontariat pour lutter contre le Covid-19 »[6]. Singapour ne mise-t-elle pas sur le Bluetooth pour suivre l’épidémie (Le Monde, ibid) ? « Dès Le 10 avril, les autorités singapouriennes ont révélé que plus de cinquante gouvernements avaient d’ores et déjà manifesté leur intérêt pour l’adoption ou l’adaptation de TraceTogether dans leurs pays respectifs »[7].

L’Avis du Conseil scientifique COVID-19 du 2 avril 2020 sur l’ « Etat des lieux du confinement et critères de sortie » recommande également le déploiement « de nouveaux outils numériques permettant de renforcer l’efficacité du contrôle sanitaire de l’épidémie; »[8]. La messe semble donc être dite et d’ailleurs comment ne pas se rendre compte que le déconfinement ne sera pas la solution à tout, ce processus défensif collectif ayant aussi ses bénéfices propres dont celui de renforcer l’identité collective des confinés et de préserver un sentiment de sécurité renforcée, de cohésion intime lorsqu’il est vécu en famille…

Si le comité national pilote d’éthique du numérique écrivait dès le 7 avril 2020 que « Les mesures de suivi numérique peuvent aider à lutter contre l’épidémie au niveau d’une population ou au niveau individuel »[9], il n’en recommandait pas moins qu’« En cas de mesures volontaires de suivi numérique, [il importait de] garantir le consentement libre et éclairé des personnes concernées » et il remarquait que le choix individuel, « peut être orienté, voire influencé, de diverses manières, par exemple à travers les techniques de persuasion (« nudging ») ou de manipulation, la pression sociale, l’imitation des actions des proches et d’autres contacts… » (ibid), d’où l’indispensable réflexion sur la nécessité et la proportionnalité de ces mesures. Il convient de fixer légalement une durée limite d’usage dans le contexte de l’urgence sanitaire.

Mais comment ne pas comprendre qu’il sera difficile de « faire sans » comme il a été impossible de faire sans le confinement ? Depuis la baisse de la pression sur les lits de réanimation, « On n’a plus un sentiment d’étouffement complet, comme si les soignants avaient le même étouffement que leurs patients.” Mais les efforts restent à maintenir. “Pour que les choses se passent bien, il faut qu’on aille encore plus bas dans la circulation du virus“, prévient Martin Hirsch. L’une des solutions, selon lui, est “l’isolement des personnes contaminées” et une “approche plus individualisée” des nouveaux cas, comme c’était le cas au début de l’épidémie, afin d'”aller casser la deuxième vague”. Une amélioration de la situation sur le front Covid-19 qui doit permettre d’éviter de “créer de la mortalité pour d’autres maladies”. “On ne peut pas dire que l’ouragan est derrière nous, prévient Martin Hirsch. C’est une lame de fond, un mouvement long.”[10]

Cette menace ne doit pas être superposée sur l’idée de faute même si l’on ne peut ignorer la pénurie initiale de masques et celle actuelle d’équipements de protection individuelle ou de médicaments de réanimation. Mais cette inquiétude en recouvre une autre plus politique qu’intensifie une angoisse éthique authentique : n’est-elle pas celle, décrite par Amin Maalouf, d’« un monde apeuré, où la surveillance quotidienne de nos faits et gestes serait dictée par notre désir réel et légitime d’être protégés à chaque instant »(2) ? Et cela « n’est-il pas, finalement, plus inquiétant encore qu’un monde où cette surveillance serait imposée de force par un tyran paranoïaque et mégalomane » (A. Maalouf, ibid)?

Ces interrogations d’Amin Maalouf étaient déjà là, en 2019, avant la crise du Covid-19 et l’émergence du comité du numérique. Comme les précédait le roman de Gorges Orwell, « 1984 », dont l’auteur de ce « naufrage des civilisations », a retenu le risque majeur qui nous attend : « Le choix, pour l’humanité, est entre la liberté et le bonheur, et pour la majorité, le bonheur est meilleur »(3) ….

Comte-Sponville rejoint ici Orwell : « Voyez cette boutade de Voltaire : « J’ai décidé d’être heureux, parce que c’est bon pour la santé ». Auparavant, la santé était un moyen pour atteindre le bonheur. Aujourd’hui, on en fait la fin suprême, dont le bonheur ne serait qu’un moyen ! Conséquemment, on délègue à la médecine la gestion non seulement de nos maladies, ce qui est normal, mais de nos vies et de nos sociétés. Dieu est mort, vive l’assurance maladie ! »[11]

Le miroir aux alouettes d’un bonheur décrété peut être enfermant, confinant les individus dans une servitude volontaire face à des injustices et les invitant à renoncer aux libertés individuelles qui fondent la démocratie (4). Inversement ce serait confiner au déni de réalité que de laisser arriver la deuxième vague épidémique sans rien envisager pour contre-carrer la poursuite de la crise sanitaire au risque qu’elle évolue vers une catastrophe sanitaire mais aussi une catastrophe éthique où le médecin pourrait en arriver, en pareille circonstance, de « se permettre de « comparer » la valeur d’une vie humaine avec celle d’une autre et s’ériger ainsi en une instance ayant droit de vie et de mort ? Le langage de la « valeur, emprunté à la sphère de l’économie, incite à une quantification qui est menée en adoptant la perspective de l’observateur. Mais l’autonomie d’une personne ne peut être traitée ainsi : elle ne peut être prise en considération qu’en adoptant une autre perspective, en se positionnant vis-à-vis de cette personne »[12].

L’éventuelle application « StopCovid » stopperait-elle la potentielle dérive orwellienne ou celle plus habermassienne de prise de position de surplomb face à la vie humaine ?

Plus prosaïquement, la conciliation du respect des libertés individuelles- et l’exigence de se donner de vrais moyens de maintien d’une sécurité sanitaire efficiente afin d’assurer la protection de la population- ne sera pas évidente à mener. Nul doute que le débat parlementaire sur le traçage numérique à venir aura à déterminer ce qu’il en est de la nécessité de ce dispositif afin de savoir s’il est indispensable à la poursuite de l’intérêt général, pour assurer le « maintien de la vie de la Nation », mis en avant par le Premier Ministre Edouard Philippe le 19 Avril lors de son allocution au pays. Certaines audaces du progrès peuvent être solides et pérennes, mais aussi paradoxalement menacer à terme les Droits de l’Homme, en usant et abusant du principe de la sécurité à tout prix.

Elles peuvent aussi être fragiles, transitoires, et mises au service d’une sécurité sanitaire assurément vitale pour le pays. Véritable dilemme éthique que le législateur devra résoudre intelligemment, et il est sage pour la démocratie que soit acté un vote des députés, tant il est vrai que ne peut être ignoré un « bilan coûts/avantages, qui implique de limiter l’atteinte portée aux libertés à ce qui est strictement nécessaire pour assurer, non pas la sécurité pour la santé de chacun, mais la défense sanitaire de la collectivité ? »[13]

Comte Sponville craint encore « qu’en France, où l’on se soucie de plus en plus de santé et de moins en moins de liberté (la France est quand même l’un des rares pays où le mot « libéral » soit si souvent une injure), cela se fasse plus tard que dans la plupart des pays comparables. » (Comte-Sponville, ibid). Et de provoquer la réflexion citoyenne : « Vais-je devoir m’installer en Suisse pour pouvoir vivre libre ? »

L’hypothèse parfois entendue de voir le déconfinement lié obligatoirement au « contact tracing », et donc à l’application téléchargée, emporterait alors un « consentement sous pression » et augurerait mal de l’avenir du droit au respect de la vie privée…Le besoin de concilier la sécurité des patients et celle des personnes amenées à être en contact des malades pose plus globalement le problème de l’ingérence de l’Etat dans nos vies, ce dans un contexte d’incertitude quant à l’accès au progrès thérapeutique. C’est qu’à défaut de vaccin ou de médicament curatif aujourd’hui disponible, on ne voit pas comment échapper à  la généralisation du dépistage individuel et de l’isolement temporaire des cas contacts en sus de ceux positifs ?

Sera-t-il possible de désinstaller à tout moment l’application ? De pouvoir dire stop à « StopCovid » bref de continuer de penser librement, de dire non à ce que l’application demeure active au-delà de l’épidémie ? De même sera-t-il bien assuré que les données de géolocalisation ne seront pas collectées ? Et est-il clair qu’hormis le numéro de téléphone, aucune autre donnée personnelle, tels que noms des personnes, liste de contacts ou carnet d’adresses des utilisateurs ne seront collectés ? Et tant d’autres questions relatives à la protection des données personnelles seront tout aussi vitales à garder ouvertes que celle, certes centrale, du maintien de la vie de la nation….

Car ces questions techniques en recoupent une plus éthique : ne risque-ton pas de « s’enfoncer dans le « sanitairement correct », comme nous l’avons fait dans le politiquement correct » (Comte-Sponville, ibid ?

Références

  1. Louis-Ferdinand Céline, Semmelweis (1818-1865), Gallimard, Paris, 1952 : 33.
  2. Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations, Grasset, 2019, p. 308.
  3. Georges Orwell, 1984, Gallimard, coll. Folio, 2015, 438 p.
  4. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies. Eva Illouz, Edgar Cabanas. Editions Premier Parallèle. Paris. 2018.

 

[1] Mathieu Touzeil-Divina, Journal du Droit Administratif, Quand le Conseil d’Etat n’avance plus masqué pour réaffirmer qu’il est, même en juridiction, le Conseil « d’Etat » et non « des collectivités », Observations sur CE, Ord., 17 avril 2020, Commune de Sceaux (n°440057) à propos de l’obligation du port du masque dans l’espace public (municipal), http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=3261.

[2]« Le confinement doit rester un soin », Cyril Hazif-Thomas, Billet éthique du 23 mars 2020 consultable sur le site de l’EREB : https://www.espace-ethique-bretagne.fr/wp-content/uploads/2020/03/Billet-%C3%A9thique-Le-confinement-doit-rester-un-soin-HAZIF-THOMAS-20200322.pdf

[3] J-F Delfraissy, confinement, « On ne va pas passer du noir au blanc, mais du noir au gris foncé », article de Loup Besmond de Senneville, La Croix du 15/04/2020 : https://www.la-croix.com/Sciences-et-ethique/Sante/Coronavirus-Jean-Francois-Delfraissy-On-pas-passer-noir-blanc-noir-gris-fonce-2020-04-15-1201089553

[4] https://www.cnrtl.fr/definition/brigade

[5] Ce sont les propos du secrétaire d’Etat chargé du numérique, Cédric O.

[6] « L’application StopCovid retracera l’historique des relations sociales » : les pistes du gouvernement pour le traçage numérique des malades », Le Monde du 9 avril 2020.

[7] Singapour a fait monter en puissance ses capacités de traçage en mobilisant des équipes de terrain capables de suivre jusqu’à 4 000 contacts chaque jour, au plus près de la population. Voir Clarisse Girot, Tracer, non pas traquer : « TraceTogether », l’application mobile de lutte contre le covid-19 de Singapour, Dalloz actualités du 21 avril 2020 : https://www.dalloz-actualite.fr/node/tracer-non-pas-traquer-tracetogether-l-application-mobile-de-lutte-contre-covid-19-de-singapour#.Xp9f-fgzaM8 ;

[8] « Etat des lieux du confinement et critères de sortie », Avis du Conseil scientifique COVID-19 du 2 avril 2020, https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/avis_conseil_scientifique_2_avril_2020.pdf

[9] Et d’ajouter qu’« Au niveau individuel, elles peuvent notamment permettre d’étudier et de modéliser la propagation de l’épidémie, d’identifier les foyers d’épidémie, de contribuer à l’évaluation de l’immunité de la population et d’analyser les effets du confinement », Comité national pilote d’éthique du numérique, Réflexions et points d’alerte sur les enjeux éthiques du numérique en situation de crise sanitaire aiguë, Bulletin de veille n°1, 7 avril 2020, https://www.ccne-ethique.fr/fr/publications/comite-national-pilote-dethique-du-numerique-bulletin-de-veille-ndeg1

[10] Cédric PietralungaAlexandre Lemarié et Olivier Faye, Déconfinement, traçage numérique : l’exécutif finalement d’accord pour un vote à l’Assemblée, Le Monde du 21 Avril : https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/04/21/deconfinement-tracking-l-executif-finalement-d-accord-pour-un-vote-a-l-assemblee_6037342_823448.html

[11] André Comte-Sponville: «Laissez-nous mourir comme nous voulons!», Le Temps du 20 avril 2020 : https://www.letemps.ch/societe/andre-comtesponville-laisseznous-mourir-voulons

[12] Jurgen Habermas, « Il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir », Le Monde du 11 Avril 2020.

[13] S. Renard, L’ordre public sanitaire. Etude de droit public interne. Thèse Rennes 1, 2008.

Sortie progressive de confinement prérequis et mesures phares, Avis n°6 du Conseil scientifique COVID-19
Alerte sur le renoncement aux soins

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