Billet éthique : A circonstances exceptionnelles, organisation exceptionnelle des réponses soignantes : l’entraide éthique entre coopération inter-hospitalière et urgence sanitaire
A circonstances exceptionnelles, organisation exceptionnelle des réponses soignantes : l’entraide éthique entre coopération inter-hospitalière et urgence sanitaire[1]
Cyril Hazif-Thomas, Directeur de l’EREB
Jared Diamond, dans son livre « Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed” (1) analysait les causes de l’effondrement des sociétés antiques. Cinq facteurs réunis précipitaient leur chute : le facteur environnemental, telles les sauterelles ou les années de sécheresse annoncées à Pharaon dans la Bible, ou les épidémies encore plus meurtrières que le Covid 19, le dérèglement climatique source de dérèglements des éco-systèmes, l’impéritie des élites dirigeantes incapables de protéger leur société des menaces, la résurgence des conflits militaires, enfin le délitement des alliances diplomatiques. Les quatre premiers facteurs ne sont pas à la portée des acteurs de la société. Le dernier l’est cependant : la diplomatie, le gommage des prétentions égoïstes et des particularités locales méritent un effort qui conduit à la concorde, et celle-ci rend possible la coordination des efforts pour des objectifs communs. Si l’on prend l’exemple des échanges franco-chinois, il importe plus que jamais de lutter contre le racisme.
A l’heure de la mondialisation, alors que 30 000 expatriés français vivent en Chine, que 200 000 Français visitent chaque année l’empire du milieu, que 2 millions de touristes chinois viennent chaque année en France, comment a-t-on pu croire que cette épidémie resterait en Chine ? A maints égards, Il n’y a plus aujourd’hui, de simples épidémies, et à l’avenir il se peut qu’il y ait de plus en plus de pandémies. Comme le rappelle la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), « Le principe de précaution doit s’appliquer à toutes et tous. Le virus ne connaît ni les frontières, ni les situations administratives. Plus les personnes sont en situation de vulnérabilité, plus elles sont menacées par le risque de contagion et de maladie. Toutes et tous doivent donc être protégés pour notre bien commun. » La LDH s’émeut de la situation des personnes précaires, des sans abri, des détenus, « personnes étrangères dont la seule « infraction » est de ne pas avoir les papiers ad hoc pour être ou rester sur le territoire français » et pointe à juste titre que « Les appels à la solidarité se multiplient et ils sont essentiels. Ils concernent d’abord le personnel sanitaire et hospitalier qui a tant alerté en vain sur la situation du service public[2]. »
Les préfets et les Agences Régionales de Santé (ARS) ont intégré cette nouvelle donne de l’urgence sanitaire, et se battent pour que l’accès aux soins de toutes et tous soit encore préservé : les nombreuses évacuations sanitaires, les transferts par train médicalisé de « malades réanimatoires » ou par avion sanitaire (opération Morphée[3])…, les hôpitaux mobiles et de campagne… sont toutes des initiatives témoignant de la montée en puissance de cette coopération inter-hospitalière inédite, jusque-là « confinée » à des outils juridiques type CHT, CGS, GHT, …, pour qu’elles soient des configurations d’une stratégie défensive au sein d’un territoire régional. De telle sorte, la « Logique défensive juridique et logique défensive territoriale se conjuguent au sein d’un même instrument de coopération » (2). Et de fait des malades de Strasbourg, ou de Mulhouse, très durement touchés, mais aussi d’autres villes et régions critiques, sont accueillis dans divers CHU ou d’autres Centres Hospitaliers, Brest, Poitiers, Bordeaux, Lyon…
Dans sa lettre au Premier Ministre, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) précise, au décours de son analyse des articles 5 al.12 et 13 de l’état d’urgence sanitaire relatifs au déclenchement de l’état d’urgence sanitaire : « L’état d’urgence sanitaire peut être déclenché en cas de « catastrophe sanitaire », laquelle n’est définie dans le projet que de la manière suivante : « catastrophe sanitaire, notamment d’épidémie mettant en péril par sa nature et sa gravité, la santé de la population »[4]. Cette définition, très large, doit être précisée pour l’avenir. La catastrophe sanitaire pourrait ainsi être définie comme « une situation sanitaire qui, par sa nature, sa gravité, son ampleur, et son caractère non maîtrisé par le système médical, met en péril la vie d’une partie de la population et le fonctionnement de la vie de la Nation »[5] . Cette réflexion est d’importance à l’heure où nombre de soignants, de forces de l’ordre et de bénévoles continuent de soigner ou d’exercer leur mission sans être eux-mêmes protégés du fait de la pénurie de masques, sans parler du manque observé de respirateurs, de pousse-seringues, voire de thermomètres….
A l’évidence, les circonstances exceptionnelles que nous traversons rendent compte de l’atteinte à de nombreuses libertés fondamentales, dont la plus évidente est la liberté d’aller et venir, confinement oblige… Si contentieux à venir il y a, le juge se verra tenu de vérifier 3 choses : contrôler d’abord la réalité et le caractère exceptionnel des circonstances, contrôler l’impossibilité pour l’administration de rester dans la légalité courante, contrôler la valeur de l’objectif poursuivi au regard de l’atteinte aux droits[6]. Cette méthodologie d’analyse jurisprudentielle est décisive à intégrer car selon la CNCDH, au vu des article 5 al. 20 de la loi de l’état d’urgence sanitaire, on observe certes que « la nécessité et la proportionnalité des mesures sont évoquées mais non leur adéquation aux circonstances, cet élément devrait être ajouté » (ibid). Cet appel a semble-t-il été entendu puisque le texte retient finalement que « Elles sont proportionnées aux risques encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. »
Du côté des données acquises de la science, ce n’est évidemment pas aux profanes ou à une certaine Presse de s’immiscer et de prendre position dans le dialogue scientifique, a fortiori au nom de la pression médiatique. Il ne s’agit ni d’abolir le dialogue scientifique au nom d’une norme établie et soi-disant intangible ni de suspendre la pensée, au prétexte de la charge de travail ou de l’angoisse montante. Ceci d’autant plus que vivre confiné, oblige d’accepter de vivre avec des limites non librement consenties. A s’exonérer de leurs responsabilités individuelles, à ne pas repérer les drames humains[7] que le refus des limites et leur vécu parfois douloureux peuvent induire, les acteurs de santé risquent de devenir des exécutants oublieux de leur indépendance professionnelle, des courroies de transmission d’une police sanitaire d’Etat. En ces temps tourmentés, nous avons plus que jamais besoin d’esprit critique. La pensée protocolaire s’apparente à une non-pensée, et la non-pensée, c’est déjà le mal, comme l’a théorisé Hannah Arendt. Ou pire encore, et pour reprendre son expression : la « banalité du mal » (3 ; 4). » C’est dans cet esprit et parce que il n’y a jamais eu autant urgence à penser qu’aujourd’hui, que les Espaces de Réflexion Ethique Régionaux (ERER) ont dans leur grande majorité mis en place des cellules de soutien éthique, afin d’accompagner les demandes formulées en proposant un espace d’écoute, de partage et de réflexion, d’apporter un éclairage éthique collégial et pluridisciplinaire aux professionnels ou usagers confrontés à des tensions et questionnements complexes, d’orienter si besoin les demandes vers des espaces éthiques de proximité ou des personnes ressources et de promouvoir, à l’issue de la crise, des analyses et réflexions qui seront remontées au Comité consultatif national d’éthique (CCNE).
Rappelons que là était le vœu du CCNE qui, dans son avis du 13 mars 2020, rendu après la saisine du Ministre des solidarités et de la Santé, écrivait : « La place d’une réflexion éthique dans la prise en charge de patients graves, dans les choix de réorganisation des services de santé devant faire face à la gestion de ressources rares (lits de réanimation, ventilation mécanique) conduit le CCNE à proposer la mise en place d’une « cellule éthique de soutien » permettant d’accompagner les professionnels de santé au plus près de la définition de leurs priorités en matière de soins ; »[8]
Cet appel, s’il a bien été entendu par les ERER, notamment par l’Espace de Réflexion Ethique de Bretagne (EREB)[9], reste encore « à l’étude » du côté des ARS, qui, dans l’urgence de la coopération inter-hospitalière et de la gestion de l’urgence sanitaire, risquent d’oublier que si guerre contre le Covid-19 il y a, il demeure encore fondé de penser que « La violence appliquée à l’être libre est, dans son sens le plus général, la guerre » (5). Soyons vigilants à ce que cette guerre sanitaire ne devienne pas une guerre de chacun contre tous par oubli de la nécessaire entraide éthique qui doit présider à tous les échelons du corps social, réaffirmons la solidarité de tous les membres de la société, faute de quoi s’ajouterait un autre facteur de risque de ruine sociétale selon Jared Diamond (1).
Car l’entraide est bien « l’autre loi » de la jungle (6), celle qui permet d’y survivre et d’y vivre en fraternité : « Nous sommes du même sang vous et moi, dit Mowgli » (7).
Références
- Diamond. Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed, (2005).
- Keller, La coopération inter-hospitalière : entre continuité et rupture, in 20 ans de législation sanitaire, Bilan et perspectives, Colloque organisé par l’Association des étudiants en Droit de la santé (AEDS), Revue juridique de l’Ouest, n° spécial 2015 : 39-45.
- Arrendt. Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal,trad. franç., Paris, Gallimard, « Quarto », p. 1262. Les références à ce texte seront notées EJ.
- Le Coz. Le soin à l’épreuve de l’individualisme contemporain, Centre Laennec, 2019/2 (67) 6-19.
- E Levinas, Liberté et commandement, Fata Morgama, 1994 : 44.
- Servigne Pablo, Chapelle Gauthier, L’entraide, l’Autre loi de la jungle, Liens Qui Libèrent (Les), 384 p.
- Kipling, Le livre de la jungle, GF – Littérature et civilisation, 2015, 240 p.
[1] LOI n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 (1).
[2] Communiqué de la Ligue des Droits de l’homme, Paris, 18 mars 2020, La lutte contre le Covid-19 ne doit oublier personne , https://www.ldh-france.org/wp-content/uploads/2020/03/CP-LDH-Lutte-contre-le-covid-19.pdf
[3] Acronyme de « MOdule de Réanimation pour Patient à Haute Elongation d’Evacuation ».
[4] Voir en ce sens l’intitulé de l’art. L. 3131-12.CSP de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 (1).
[5] Lettre du Pdt du CNCDH, Paris, 19 mars 2020 : http://data.over-blog-kiwi.com/1/49/07/28/20200320/ob_24a17a_etat-d-urgence-sanitaire-lettre-du-pre.pdf
[6] La théorie des circonstances exceptionnelles et théorie de l »urgence, https://cours-de-droit.net/la-theorie-des-circonstances-exceptionnelles-et-theorie-de-l-urgence-a158339004/
[7] Notamment est constatée une augmentation des violences intra-familiales et conjugales : il est prévu que les femmes victimes de violences pourront se rendre en pharmacie et bénéficier de la protection immédiate de la police ou de la gendarmerie ; « Les violences conjugales en hausse de plus de 30% : l’Intérieur propose de donner l’alerte dans des pharmacies » : https://www.lci.fr/population/confinement-et-coronavirus-les-violences-conjugales-en-hausse-de-plus-de-30-l-interieur-propose-de-donner-l-alerte-dans-des-pharmacies-2149240.html
[8] COVID-19 CONTRIBUTION DU COMITÉ CONSULTATIF NATIONAL D’ÉTHIQUE : Enjeux éthiques face à une pandémie, https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/reponse_ccne_-_covid-19_def.pdf
[9] Cellule éthique de crise-Bretagne, https://www.espace-ethique-bretagne.fr/covid-19/