Billet éthique : Platon était malade…du Covid Traçage numérique : la responsabilité va-t-elle l’emporter sur la liberté ?

Platon était malade…du Covid

Traçage numérique : la responsabilité va-t-elle l’emporter sur la liberté ?

Cyril Hazif-Thomas, Directeur EREB, le 11/05/2020

 

SOCRATE : Mais la médecine, dont nous parlions tout à l’heure, ne met-elle pas en état de penser et de parler sur les malades ?

GORGIAS : Nécessairement.

Alors que l’éthique de la recherche est sous pression (1), l’éthique de l’accompagnement sociétal du déconfinement l’est tout autant. Nos gouvernants ne cessent de poursuivre le Bien commun, au nom d’un motif d’intérêt général (faire cesser la pandémie) et du droit à la vie des membres du corps social. Force est de constater que nous sommes quelques-uns à être déconcertés par cette angoisse virale qui imprègne aujourd’hui la pensée du législateur décidé à reconduire l’Etat d’urgence sanitaire au moins jusqu’au 10 juillet. La Présidence de la République et nombre de députés et sénateurs ont déjà informé qu’ils saisiraient le Conseil constitutionnel pour un contrôle-validation de cette loi, ce qui augure de la reconnaissance d’un débat approfondi alors que d’importantes voix dénoncent une « folie hygiéniste » (2).

Tel Platon mis au courant de la mort de Socrate, chacun pleure (ou s’apprête à pleurer) la disparition d’un proche sans trop savoir si le fléau recoupe la prise de cigüe ou le chagrin lié à la potion amère de Ségur, notamment pour les patients en fin de vie et leurs familles.

La volonté de casser les chaînes de contamination est à l’origine du projet de « traçage numérique », brique de plus de plus dans la stratégie sanitaire globale alliant le recours aux masques, le dépistage ciblé et l’isolement sélectif volontaire ou contraint. Cette mesure de surveillance technologique destiné à un large public, prise dans le contexte de l’état d’urgence sanitaire, se veut contenante de l’épidémie de Covid-19 toujours à risque de redémarrer, et respectueuse de la volonté citoyenne, promettant à nos concitoyens un déconfinement réussi, « vérité numérique » oblige. Et ce décodage de la vérité de l’infection permettra, s’il le faut, de passer outre au secret médical, au moins pour partie, sans qu’il soit besoin d’en regretter l’efficacité symbolique jusque-là structurante, étant jusque là considéré comme un principe fondamental de l’exercice de la médecine. Il risque de présager des utilisations comparables pour d’autres formes d’épidémies. Or on ne peut néanmoins ignorer que le principe de respect du secret médical découle des fondamentaux de l’Art médical protecteur de la santé, ce qu’expriment juridiquement les exigences du onzième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 relatives à la dite protection. Ce secret médical est aussi une composante de la dignité humaine, comme vient de le rappeler l’Académie nationale de Médecine (3).

Cette atteinte sera-t-elle jugée adéquate et proportionnée ?

Quoiqu’il en soit, Il sera utile de vérifier, outre l’historique des contacts pour toutes et tous ceux qui se porteront volontaires, qu’il est encore possible d’impliquer les usagers à la co-construction de leur système de santé. N’est-ce pas là une intention louable, à même de vérifier l’intention civique de chacun et de la pointer en le traçant ?

Parler de « vérité numérique » n’a ici rien d’une exactitude scientifique. Il serait plus judicieux de parler de véridictoire. L’allégation « vérité numérique » dit bien la mathématisation en cours du monde futur et ses risques de secret non pas partagé mais propagé, largement relativisés par l’impératif de santé publique, comme on évoquait lors de la Révolution française, celui de salut public ! Révolution numérique aidante, cette vérité dialectique- la santé a remplacé le salut- permettra dès lors de dénouer avec prudence l’intrigue épidémio-démocratique actuelle…

Cela suppose toutefois l’acceptabilité sociale de ce dispositif de traçage via le chargement volontaire d’une application qui change donc de nom : « Stop Covid » est mort, vive « Contact Covid » ! Que celle-ci soit lancée au moment où le pays découvre « La mécanique du délitement », cette gestion bureaucratique qui a permis de sacrifier les stocks de masques pilotés par l’Eprus sur l’autel des ajustements budgétaires (4), n’est pas sans orienter le débat sur la redéfinition scientifique de la politique passée au prisme du post-confinement.

Après avoir embarqué Gorgias dans son dialogue, Socrate concède que « même dans la politique je distingue la législation qui correspond à la gymnastique et la justice qui correspond à la médecine. » (Platon, Gorgias). Ici le droit à un environnement sain mériterait plus de place que la simple (?) opposition entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la sécurité de la vie cher à Hobbes.

Vingt-cinq siècles après le dialogue animé entre Gorgias et Socrate, le diagnostic tombe sèchement, aussi tranchant que les chiffres quotidiens que chaque annonce médiatique charrie violemment : la politique[1] ne serait rien d’autre que « la technique numérique dont l’âme infectieuse est l’objet » …

Exit le risque d’une « désunion nationale », avec d’un côté les « bons citoyens » qui auront installé l’application, et de l’autre côté les « mauvais citoyens ». Il est toujours dangereux de ne pas miser clairement sur le libre arbitre des citoyens. Car s’il y a bien une chaîne de causalités qui après coup fait la biographie, y compris médicopsychologique, il y a également la logique du parcours qui répond aux circonstances : « Le vent qui est le hasard des oiseaux » selon la belle image de Musset.

Mais quand Platon sortira de sa caverne, avec tous les dangers que cela représente et qu’il rappelle dans le République, il restera à retracer cet horizon éthique, de valeur tant citoyenne que personnelle : « Souffre qu’on te méprise comme insensé, qu’on te bafoue, si l’on veut, et même, par Zeus, qu’on t’assène ce coup si outrageant. Reçois-le sans te troubler ; tu n’en éprouveras aucun mal, si tu es réellement un honnête homme qui pratique la vertu » (Gorgias ; 5).

Quelle est donc cette vertu, sinon la constance à édifier une société inclusive (et non promouvoir une société faite de discriminations), cette vertu propre à coordonner science et société, soit celle revue et corrigée par Jean Patocka ? N’est-il pas urgent à cette fin utile de se ressouvenir avec lui que « Puisque le soin de l’âme est possible, l’État aussi est possible, la communauté aussi est possible » (6) ?

La question de la confiance est indéniablement une question de contact véritable entre l’Etat- dont il est souhaitable qu’il cesse de se comporter en Etat-automate- fonctionnant de façon dichotomique centralisée par action/réaction et sa population, seule condition pour que le feu de l’épidémie soit éteint avec succès et… durablement.

Rony Brauman a raison de rappeler que dans la gestion d’une épidémie, il existe « un outil immatériel et essentiel qui s’appelle la confiance » (7).

Afin que la greffe prenne dans le pays, les brigades sanitaires cèderaient (?) également le pas aux « brigades d’anges-gardiens », et chacun appréciera à quel point nos gouvernements successifs ont par le passé joué ce rôle salvateur : ainsi de Sylvain Tesson évoquant les « espaces à aménager » en France : « mais un gouvernement n’est jamais philanthrope. Quand on construit une école, il y a toujours un centre administratif ou une prison derrière » (8).

Quid dans ce contexte de l’aménagement de « l’espace d’information numérique » en pleine urgence sanitaire ?  Serait-on en mesure de numériser du jour au lendemain la réalité d’un virus si mal connu ?

Répondre sereinement à cette question présuppose en effet « une coordination immédiate entre sciences et société », comme l’expriment dans une tribune du Monde un collectif de quarante-quatre médecins, chercheurs, militants associatifs, entrepreneurs et syndicalistes (9).

Le contact avec la réalité virale est-il « techniquement » réalisable ? La technologie de surveillance que le législateur met sur pied (article 6 de l’actuel projet de loi) permettra – ne le sera que si chacun joue le jeu- l’identification des interactions sociales des citoyens à des fins de santé publique. L’Etat accompagnant, aidé en cela par le Conseil scientifique, ne renonce donc pas à dire le bien de ses sujets « accompagnés », tant il se veut d’abord Etat protecteur, garant d’une sécurité sanitaire retrouvée, aux risques d’imposer l’idée que la liberté des citoyens nécessite une autorisation dérogatoire.

Pour la bonne cause, il s’assure donc de la maîtrise des liens biologiques des patients (ou suspects de le devenir) dûment encadrés par l’Assurance, qui dit-on, n’a jamais si bien porté son nom… afin de mieux cerner le halo virologique et l’empêcher de prospérer sur le sol national.

Qui viendrait dès lors se plaindre de cette avancée tant technologique que sociale ?

Impliquer les futurs malades ne sera-t-t-il pas source d’apprentissage collectif ?

Mais « erreur » ou « vérité numérique », la question n’est pas là, principe de neutralité éthique oblige, étant entendu que « …le principe de neutralité éthique, propre aux démocraties libérales, demande de rester impartial à l’égard des conceptions personnelles de la vie […] : le rapport à soi-même est moralement indifférent et seuls les préjudices envers autrui sont condamnables » (10).

Et n’est-ce pas d’abord afin de protéger autrui que ce traçage numérique est promu ? Et n’est-il pas entendu qu’il s’agit d’abord de protéger les plus vulnérables ? Tout au moins ceux que la fracture numérique ne concerne pas, soit les plus jeunes d’entre-nous, non les personnes âgées, celles qui sont les plus touchées et meurent le plus de l’infection à Covid-19. Il s’agit d’éviter de renouveler un schéma qui « (…) fut celui de la France entière, où les classes dominantes, protégées, à l’écart, de droite comme de gauche, ont su se garder de côtoyer le France populaire » (11).

Au-delà de l’effectivité réelle du dispositif, liée en premier lieu à son acceptabilité sociale et à sa pénétration dans les couches citoyennes éduquées au numérique, il importe en effet de savoir si l’accompagnement humain, le traçage humain qu’il supporte (12), permettra d’humaniser le déconfinement, afin qu’il reste, à l’instar de ce qui l’a précédé (le confinement) : un soin (13).

A cet effet, ne faut-il pas admettre qu’une éthique bien comprise de ce soin psychosocial suppose une juste exploration de l’entre-soi, afin de satisfaire à l’objectif d’une égale protection sanitaire ? « Mais l’infantilisation et la défiance à l’égard de la population sont une marque historique et tenace des autorités françaises » dit Monsieur Brauman qui recommande plutôt une stratégie de traçage et de visite à domicile en y associant des associations comme La croix Rouge et Médecins Sans Frontières (12).

Ne doit-on pas admettre que la connaissance de ces contacts –ceux-là même qui métaphorisent les liens biologiques- permettra au citoyen vigilant de toucher encore du doigt sa responsabilité et ses devoirs envers les valeurs fondatrices de la République, donc sa liberté ? Cela n’oblige-t-il pas à concevoir une fraternité recouvrée venant indiquer que « Le lien biologique est métamorphosé en un lieu de liberté où chacun se reconnaît dans la vérité de son existence » (14) ? Recherchant à toute force une illusoire efficacité, la technique introduit une responsabilité inélaborable -sans débat collectif préalable[2]– par des citoyens vulnérabilisés par la maladie ou la crainte de la maladie pour eux et pour autrui. Le Principe Responsabilité appose à chacun la tâche plus modeste que nous ordonnent la crainte et le respect : […] préserver pour l’homme l’intégrité de son monde et de son essence contre les abus de son pouvoir (15). Elle ne peut donc se substituer à la fraternité. C’est bien en ce lieu de liberté, d’égalité et de fraternité que l’application est franchement insuffisante voire embarrassante moralement. On ne voit pas bien en effet où pourra se réfugier la fraternité, au sein de ce tracing de niveau 1 (Médecins), 2 (Assurances Maladie), et 3 (ARS), tous occupés à mieux identifier, tracer et ficher « qui a rencontré qui », si on ne met pas l’humain au centre.

Car son efficacité suppose de pouvoir déboucher, à toutes fins utiles, sur un isolement et un nouveau confinement, dûment décidé par l’autorité sanitaire lorsque ne pourra suffire la ligne générale du volontariat empreint de civisme. Tout se passe comme si le législateur réécrivait la loi du 30 juin 1838, cette fois pour des raisons sanitaires et dans l’urgence! De sorte qu’est -de jure- réintroduit une logique duale, celle de l’isolement volontaire et de l’isolement d’office, dont on considérera -de facto- qu’il s’agit soit d’une loi sécuritaire pour les uns soit d’une loi d’assistance pour les autres…

Saisi de la loi de prorogation de l’état d’urgence sanitaire, le Conseil constitutionnel, au moment où nous publions ce billet, valide plusieurs de ses dispositions mais, concernant les traitements de données à caractère personnel de nature médicale aux fins de « traçage », le Conseil décide deux censures partielles et énonce trois réserves d’interprétation, cependant que, concernant le régime des mesures de quarantaine et d’isolement, il prononce une réserve d’interprétation et une censure

Références

  1. 1.Besmond de Senneville, En temps de pandémie, l’éthique de la recherche est sous pression, La Croix du 6 mai 2020.
  2. 2.de Hennezel, L’épidémie de Covid-19 porte à son paroxysme le déni de mort, Tribune dans le Monde du 4 mai 2020.
  3. 3.Académie Nationale de Médecine, Covid-19, traçage épidémiologique et éthique médicale, Communiqué de l’Académie National de Médecine, 5 mai 2019, http://www.academie-medecine.fr/communique-de-lacademie-nationale-de-medecine-covid-19-tracage-epidemiologique-et-ethique-medicale/.
  4. 4.Davet, F. Lhomme, La mécanique du délitement, Le Monde du vendredi 8 mai et samedi 9 mai 2020 :22-3.
  5. 5.Platon, Gorgias, Ed. Les Belles Lettres, Coll. Classiques en poche, 2002, 276 p.
  6. 6.Patocka, Platon et l’Europe. Séminaire privé du semestre d’été 1973 (abrégé : PE), trad. fr. Erika Abrams, Lagrasse, Verdier, 1983, p. 131.
  7. 7.Brauman, « Les pandémies font partie de l’existence humaine », Le Monde du 4 mai 2020.
  8. 8.Tesson, Je veux être du côté des arbres et non des lampadaires, propos recueillis par S. Lapaque, in La Revue des deux Mondes, Avril 2020 : 8-22.
  9. 9.Covid-19 : appel pour une coordination immédiate entre sciences et société, Le Monde du vendredi 8 mai et samedi 9 mai 2020 : p.32.
  10. 10.Borillo, Disposer de son corps, Col. « Petite encyclopédie critique », 2019, 160 p.
  11. 11.Bensoussan. In Emmanuel Brenner. Les territoires perdus de la République. Editions Pluriel, Paris. 1975, p. 410.
  12. 12.Brauman, Les mesures d’ordre policier ne sont pas tenables durablement, Le Monde du 5 mai 2020 : 6-7.
  13. 13.Hazif-Thomas, Le confinement doit rester un soin, billet éthique du 24 mars 2020, https://www.espace-ethique-bretagne.fr/wp-content/uploads/2020/03/Billet-éthique-Le-confinement-doit-rester-un-soin-HAZIF-THOMAS-20200322.pdf
  14. 14.Mg Pierre d’Ornellas, Vivre, in Voici L’Homme (Mg André Vingt-Trois présente), Ed. Parole et Silence, 2006 : 129-55.
  15. 15.Jonas, Le principe responsabilité (1979), (trad. Jean Greisch), éd. Flammarion, 1998, p. 18.

[1] Sur le but de la politique comme technique de nature à rendre l’âme la meilleure possible, voir Platon, Gorgias, 513 d-514 a.

[2] Responsabilité qu’il convient de différencier de la « responsabilité inassumable » dont parle Emmanuel Levinas, qui requiert une lucidité remarquable et qu’humblement nous aurons beaucoup de peine à appréhender dans l’urgence.