Billet éthique : Le médecin, le philosophe et le COVID-19 : première conversation

Le médecin, le philosophe et le COVID-19 : première conversation

Didier FOUREL (médecin réanimateur)

Alexis CHARCOSSEY (professeur de philosophe)

 

Didier FOUREL : Dès le moment où émergeait une première vague de la pandémie à COVID-19, la question de prioriser l’accès aux soins s’imposait aux professionnels de santé surpris par la célérité et l’envergure de l’événement qui ne tardait pas à devenir une crise sanitaire. Nous pouvons témoigner encore aujourd’hui du sentiment de brutale rupture avec des pratiques qui garantissaient communément un équilibre, constant mais vulnérable, entre les besoins des patients et les ressources disponibles pour les soigner. Le premier choc était vital puisque d’emblée est apparue une tension sur les lits et les respirateurs de réanimation, ce qui limitait la perspective de pouvoir combler tous ceux qui les exigeaient. En conséquence, des décisions importantes devaient par endroits être prises, souvent en urgence et sans avoir au préalable dimensionné les interrogations qui se faisaient jours : qui soigner en priorité ? Quelles vies sauver ? Quelles vies ne pas sauver ? Comment choisir ? Y a-t-il des lignes directrices ? Quelles sont les alternatives ? Ces mêmes questions continueront à être posées tant que l’on n’aura pas éclairé ce qui est qualifié aujourd’hui comme des dilemmes moraux insurmontables.

Alexis CHARCOSSEY : Il est clair que nous vivons là un moment critique. Le mot crisis est très riche étymologiquement, il vient du grec et du latin mais on retrouve également une racine plus ancienne, celle indo-européenne, krei, qui renvoie à un tamis ou à un crible, outils servant à séparer et distinguer. Séparer c’est aussi trier. Ainsi compris, être en crise signifie le moment où nous avons à choisir. Du côté latin, crisis est vu comme un assaut. L’autre aspect concomitant de la crise est sa temporalité, dans le cadre médical nous parlons d’urgence. Nous n’avons donc pas le temps de maturation nécessaire à un choix éclairé issu de convictions morales. Et dans le même temps, le soignant doit agir. Mais ce n’est pas la technique du soin qui est ici prise d’assaut mais plutôt la personne du soignant qui, à cause de cette crise, se doit de choisir avant d’agir. Or nous ne sommes pas des machines, nous doutons comme le montre ton propos. Dès lors il est clair que la priorisation du soin portant sur la sélection donc sur la distinction et la séparation, amenée par la crise, est le fondement d’un questionnement éthique.

D.F. : D’un point de vue déontologique, le Conseil National de l’Ordre des Médecins [1] rappelle qu’une sélection des patients, si elle devait avoir lieu, « pourrait être assimilée à une stigmatisation ou une discrimination », et qu’il faudrait, pour enlever tout arbitraire et légitimer les décisions prises, démontrer qu’elles sont solidement argumentées et soumises à un contrôle strict. Comment alors concrétiser cette recommandation ? Le périmètre dans lequel elle s’inscrit est en réalité très étroit puisqu’il s’agit de situations où des patients critiques, « qui auraient pu bénéficier de soins de réanimation dans un autre contexte » en auraient « exceptionnellement pas accès », ce qui n’est acceptable « qu’en l’absence avérée de toute autre possibilité ». La priorisation ne peut donc se comprendre que pour ce qu’elle est, une théorie d’exception à strictement définir et encadrer. Dès lors se pose une question générale de savoir sur quels principes prioriser, quels sens ou orientations donner à nos pratiques, et à qui revient la responsabilité d’élaborer les outils qui seront destinés à être utilisés. Cette question complexe peut-elle bénéficier d’un éclairage philosophique qui chercherait la perspective d’une réflexion éthique ?

A.C. : La déontologie est là pour poser des normes universelles. En ce sens, les principes se posent en amont de la situation qui est toujours particulière. Aucuns individus, tout en étant similaires, ne sont identiques. L’expérience sépare, la théorie rassemble. On voit bien alors les limites de tels principes qui ne seront jamais assez exhaustifs pour encadrer tous les cas de figures. Alors à quoi servent-ils ? Le CNOM montre quel mal il nous faut éviter : la « stigmatisation » ou la « discrimination » autrement dit tout ce qui rompt avec le principe d’égalité supposé par la dignité de la personne. Aucune personne ne vaut plus qu’une autre. Il s’agit d’un postulat moral indémontrable. Or dans nos expériences propres, nous sommes amenés immédiatement à préférer, à sélectionner. Ce qui veut dire que le jugement est toujours subjectif mais il n’est pas pour autant arbitraire. C’est là que l’on comprend la nécessité de tels principes : ils sont comme un cap à garder pour naviguer, ce vers quoi nous devons aller. Cela ne veut pas dire que nous y sommes justement. C’est précisément le fait que nous ayons de tels principes en tête qui nous permet d’éviter l’arbitraire qui désigne en fait un choix égale ; arbitraire signifie que l’on peut choisir aussi bien l’un que l’autre sans avoir le souci d’expliquer et de démontrer ce qui nous a amené à le faire. Sans ce souci, nous nous déresponsabilisons de notre action.

D.F. : C’est là que je fais intervenir la notion de critère. Il ne fait pas de doute que des critères liés à l’état de santé (gravité, comorbidités…) sont pertinents pour juger des besoins en soins d’une personne à un moment donné de sa vie. Il y a un consensus aussi qu’on les utilise pendant la pandémie en tête des protocoles de priorisation, cela rejoint les théories du triage en médecine de guerre ou de catastrophe. Mais là où la pandémie a des conséquences originales, c’est dans la quantité de personnes malades et le fait que la même maladie n’aura pas pour toutes les mêmes conséquences bio-psycho-sociales. Dès lors pourraient interférer des critères liés à la personne elle-même, l’âge, le degré d’autonomie, sa philosophie de la vie, son rapport à l’environnement, le regard de la société… On trouve parfois ces éléments plus ou moins bien ordonnés dans des guides experts mis à la disposition de professionnels de santé peu entraînés à la pratique du triage. Que faut-il en penser ?

A.C. : Le mot critère est semblable à crisis, il renvoie encore à notre faculté de séparer. Seulement le critère est en fait plus une condition qu’un outil pour juger. Dans l’exercice de la médecine qui est une science pratique, un certain nombre de critères permettent l’élaboration du diagnostic qui est le jugement médical. Or là, le problème est bien différent car il ne s’agit pas de mettre en œuvre un protocole mais bien de choisir qui va bénéficier de ce protocole. La technique ne peut soulager de ce fardeau. Nous savons au fond que nous n’avons pas de certitudes quand à nos choix moraux. C’est là qu’intervient l’éthique. Elle est plus une démarche qu’un modèle fixe. Il faut comprendre par là que l’éthique nous accompagne dans notre jugement et aucun cas ne nous dispense de le faire. Le protocole nous montre un chemin balisé et normé or la crise abîme ce chemin, l’éthique devient alors une aide pour trouver un autre sentier. C’est pour cela qu’il ne peut y avoir de guides opposables aux décideurs.

D.F. : La crainte de devoir être confrontés à la nécessité d’un tri est rappelée à plusieurs reprises par le ministre de la santé et des solidarités. Bien alimentée par les témoignages venant du soin, une prise de conscience collective du problème existe depuis les afflux d’urgences vitales et se prolonge dans d’autres circonstances comme l’allocation des masques de protection ou encore la distribution des traitements et bientôt des vaccins. Dans tous les cas, directement ou indirectement, il s’agit de choisir entre des vies, ce qui est la « quintessence même du choix tragique » [2]. Sortir de cette tragédie est certainement l’idée première d’une démarche éthique que les professionnels de santé ont depuis des années intégrée à leur pratique du soin. Ils y consacrent en effet un temps de délibération qui associe, probablement de manière insuffisante car les enjeux ne sont pas toujours compris, des disciplines non médicales dont l’intervention garantit la collégialité et la légitimité des décisions, donc aussi leur acceptabilité [3].

A.C. : C’est intéressant d’évoquer ce « choix tragique ». A voir en amont, peut-être même qu’un choix est toujours tragique car il implique la disparition de possibilités. Nous sommes toujours après un choix en deuil de possibilités. Le tragique est que cela nous tombe dessus de manière destinale mais n’est-ce pas là l’un des éléments de notre condition humaine ? Ce que je veux dire c’est que le système a tendance à nous faire oublier que nous ne sommes pas des rouages dans la machine. La différence précisément tient dans cette responsabilité absolue de certaines décisions, c’est cela qui nous humanise et qui nous différencie en fin de compte d’une pièce d’un ensemble. Cependant cela ne signifie pas que je dois prendre cette décision seul, la collégialité de la décision, si la temporalité de l’action le permet, s’avère alors cruciale et est une voie intéressante. Cela me fait penser au concept d’éthique de la discussion développé par Habermas et Apel [4]. Il ne faut pas attendre d’une discussion qu’elle soit de la simple communication (échange d’informations entre deux êtres), il y a au cœur de cela une raison délibérative qui opère et qui nous amène vers d’autres choses que nous ne pouvions pas voir tout seul. Et c’est pour cela justement que je pense qu’une collégialité inter disciplinaire est nécessaire et qu’en aucun cas un protocole ne peut s’y substituer. Il s’agit juste de bien fixer les règles d’un tel dialogue.

D.F. : Le contexte de la pandémie renforce indéniablement l’impératif de partager les expertises avec l’idée aussi de limiter les risques liés à un raisonnement qui pourrait être canalisé par des enjeux supérieurs, en particulier quand il s’agit de discuter des choix. Je prends par exemple le principe de choisir selon l’âge des patients, une réflexion qui est à propos aujourd’hui. On tient assez facilement le raisonnement suivant : si on démontre que la mortalité augmente avec l’âge des victimes de la pandémie à COVID-19, alors il faut délivrer prioritairement les soins aux patients les plus jeunes. Ce raisonnement est critiquable dans la mesure où il relève plus d’une expérience scientifique que d’une visée éthique. Il s’appuie sur une certaine rigueur méthodologique mais se faisant, il s’écarte aussi de l’humain, ce qui est un point de fragilisation car dans le contexte de crise, où ce sont les ressources qui dictent les choix [5], on a besoin au contraire de mobiliser des valeurs et des principes pour justifier de décisions qui ont à être perçues par le citoyen comme bonnes intrinsèquement, c’est-à-dire ici plutôt éprises de justice. Or dans une société démocratique comme la notre où les sujets naissent égaux en dignité et en droits, c’est à ce niveau qu’entrent en tension les intérêts individuels et collectifs [6]. Reprenons l’exemple de l’âge, le jugement précédent va pouvoir s’énoncer aussi d’une autre manière : le principe de sauver un maximum d’années de vie conduit à devoir choisir en tenant compte de l’âge des victimes. La mise en arrière-plan du raisonnement scientifique n’est pas sa disparition mais au contraire l’occasion de le mettre en dialogue avec une société qui a son mot à dire dans la résolution des questions épineuses qui surgissent avec la pandémie. Surtout le décideur, qui jusque-là est le corps médical, n’est plus seul. La responsabilité morale ne pèse plus sur les seules épaules des professionnels de santé mais bien au-delà sur un consensus citoyen. Comment alors pratiquer ce dialogue et une morale utilitariste lui suffit-elle comme base de justification ?

A.C. : Il me semble que le critère d’âge est lié, au départ, à la technique médicale. Le médecin évalue (jugement diagnostique) les chances du patient avant d’administrer le traitement et le lui administre ou non. Il s’agit là d’un jugement qui repose sur la science et donc qui a pour caractéristique d’être objectif. C’est peut-être là justement qu’il y a un biais et un impensé. Comme l’a dit Emmanuel Hirsh, « les ressources guident nos choix ». Mais à quel domaine appartiennent ces ressources ? A l’économique. Et c’est là, je crois, que s’opère un glissement et un changement de finalité. La fin de la médecine est le soin, la fin de l’économie est la gestion des ressources. C’est sans doute dans cet entre-deux que se glisse le problème moral. J’ai l’impression que la perspective de l’humain (entendons par là, une fin en soi reposant sur le concept de dignité de la personne) est bel et bien présente mais passe souvent au troisième plan derrière respectivement le médical et l’économique. Tu évoques à juste titre la morale utilitariste qui est la morale par défaut de notre société. Et justement, jusqu’où le soin est-il utile ? Là vient une question provocatrice : n’avons-nous pas en temps de crise une soumission du médical à l’économique ? Alors qu’une visée éthique penserait justement une soumission de l’économique au médical ? Je crois que cette « crise sanitaire » cristallise ce glissement. La pratique d’un dialogue en vue d’une décision aurait au moins pour mérite de faire prendre conscience aux participants des règles qui encadrent leur pratique. Et peut-être est-ce par là que nous pourrons gagner en liberté et en humanité en remettant en question ce qui est sous-jacent à nos décisions !

 

[1] Conseil National de l’Ordre des Médecins. Avis du 6 avril 2020. Décisions médicales dans un contexte de crise sanitaire et d’exception. https://www.conseil-national-medecin.fr

[2] Frédérique Leichter-Flack. Le médecin qui trie les malades n’est pas là pour dire qui aura ou non droit à la vie, mais pour sauver le plus de vies possible. Tribune du journal Le Monde du 16 mars 2020.

[3] Recommandation professionnelle multidisciplinaire opérationnelle. Aspects éthiques et stratégiques de l’accès aux soins de réanimation et autres soins critiques en contexte pandémique COVID-19. 24 mars 2020. www.srlf.org

[4] Habermas et le sujet de la discussion, Laurent Jaffro, Cités 2001/1 (n°5)

[5] Emmanuel Hirsh, Directeur de l’Espace éthique de la région Ile-De-France. Editorial du journal Le Figaro du 17 mars 2020.

[6] Gérard Fellous. Les droits de l’homme, une universalité menacée. La documentation Française, Paris 2010, 272p.