Billet éthique : Du bon usage éthique du Covid-grenier sanitaire et social, Cyril HAZIF-THOMAS

Alors que le post-confinement laisse augurer une période de surveillance épidémiologique renforcée, il est possible d’enfin méditer « l’après », qui risque malheureusement de se décliner comme un « retour à l’anormal », ainsi que le craignent les soignants. Plusieurs rassemblements ont en effet eu lieu devant nombre d’hôpitaux de France, « notamment à l’hôpital Robert Debré, à la Pitié-Salpêtrière (Paris) ou encore à Avicenne (Bobigny), où les manifestants ont brandi des pancartes “Pas de retour à l’anormale” et “Plus d’effectifs, plus de lits“. »[1] Comment comprendre cette mobilisation ?

Philippe de Villiers écrit dans un livre vivifiant qu’« On retiendra de ces longues journées d’enfermement le moment particulier de communion à toutes les fenêtres des villes, quand petits et grands accouraient chaque soir au balcon pour une sorte d’angelus national. Les applaudissements à l’unisson, adressés aux blouses blanches de la France oblative, qui s’élevaient en forme d’action de grâces laïque, ressemblaient à un geste de patriotisme déguisé »[i]. N’était-ce pas aussi une manière de réinventer la fraternité au plus près du tissu social ? « Il y avait, dans ce rituel de belle coïncidence de foules éparses, une manière commune d’échanger nos angoisses, d’outrepasser nos pudeurs pour se retrouver à heure fixe, afin d’envoyer alentour des bouffées d’émotion et ainsi de composer, pendant quelques instants, un peu de ferveurs » (P. de Villiers, ibid : p. 104). Une fois héroïsés, les soignants avaient-ils le choix de se plaindre de leurs mauvaises conditions de travail, de leur manque de protection, de leur stress cumulatif ?

Car la ferveur passée, le rituel oublié, que deviendra, pour l’ensemble des citoyens, cette fraternité découpée entre « héros » d’un côté et « zéros » de l’autre ? Si ce clivage perdure, comment pérenniser ce qui permet à la liberté et l’égalité de se rejoindre au cœur de chaque homme ? Les héros d’hier semblent ainsi peu assurés que « Le dé-confinement tend[e] à répondre à l’intérêt général, celui d’alléger le fardeau économique considérable, mais aussi le poids social, culturel, anxiogène qui pèse sur l’individu et sur l’ensemble de la société »[2].

Que deviendra le vivre-ensemble pandémique devenu un « vivre à part », et désormais un vivre dans l’angoisse pour nombre de nos concitoyens ? Cette inquiétude éthique est largement partagée avec un souci quant au maintien des liens de fraternité au sein d’un tissu social en partie déchiré ; ainsi que l’écrivent nos collègues de l’ERER Paca-Corse : « Force est de constater que la fraternité est encore la grande oubliée de la réflexion alors que ce principe, décliné en valeur, n’en est pas moins un élément central de notre démocratie dont la devise repose sur le triptyque « Liberté, Égalité, Fraternité ». La fraternité, souvent comprise comme solidarité depuis la fin de la seconde guerre mondiale, garantit que l’on puisse jouir de la liberté et se sentir concomitamment en harmonie avec les autres. Mais quelle confiance avons-nous les uns envers les autres après plusieurs mois d’épidémie ? »[3] De même le Comité consultatif national d’éthique estime que « Du point de vue relationnel, le déconfinement pourrait s’accompagner de relations humaines variant entre solidarité et fraternité, mais aussi peur, défiance, bravade, déni du risque, jugement pour ceux qui respectent ou non les règles de précaution (port de masque, distanciation spatiale, …) » (CCNE, 20 mai 2020, précité).

Comment reconstruire une fraternité recouvrée venant indiquer que « Le lien biologique est métamorphosé en un lieu de liberté où chacun se reconnaît dans la vérité de son existence »[4] ? Suffira-t-il pour ce faire d’investir massivement dans la sécurité sanitaire ?

La sécurité sanitaire n’est-elle pas en effet un moyen de préserver la pérennité de la vie en société, et la sécurité sociale et politique ne cristallise-t-elle pas un levier de reconnaissance des valeurs sociales fondamentales du pacte démocratique (liberté, égalité, fraternité, responsabilité, confiance…) ? Ne faut-il pas toutefois y adjoindre un système de santé plus vigilant, mieux préparé et plus armé pour anticiper les crises à venir ? Dans la quête du patient zéro en Europe, parce que « Le département du Haut-Rhin a été l’un des épicentres du virus en France. Des chercheurs du CNRS estiment que le seuil épidémique a été franchi dans cette zone fin janvier, deux mois avant la décision de confiner la population française. « Il y a eu un problème au sein du réseau du système de santé français », estime Laurent Gerbaud, chef du pôle santé publique au CHU de Clermont-Ferrand,  » car il n’a pas pu donner l’alerte plus tôt. Je pense que nous avons besoin d’un système d’alerte de la population, qui veille à ce qui se passe dans les services de réanimation. On pourrait ainsi mettre en place une procédure qui serait capable de donner l’alerte plus tôt, pour pouvoir prendre ensuite de meilleures décisions en matière de santé ».[5]

Mais à la demande légitime de sécurité doit répondre également celle de « faire sens » : « Faire face, c’est faire sens ; et le sens du malheur ne se fabrique pas au petit bonheur »[ii]. C’est par la voie de l’empathie qu’on peut recréer des liens fraternels car elle rappelle à chacun ses devoirs de sollicitude, de solidarité mais aussi sa dignité d’être-avec ceux qui souffrent et ceux qui n’en ont jamais fini avec la souffrance : les soignants. C’est aussi ce devoir de faire sens collectivement qui a amené la Société Française de Pédiatrie (SFP) à en appeler énergiquement au retour à l’école, signifiant qu’il est « urgent de maîtriser nos peurs et aller de l’avant pour le bien des enfants »[6]. La sémiose[7] de la démocratie sanitaire a autant, sinon plus, d’importance que la sécurité sanitaire, de sorte qu’il importe d’être attentif à ce que la distanciation sociale ne soit pas réduite à une prise de distance autoritaire avec le sens de la socialité et des comportements soignants. Pour le retour à l’école des enfants, « Les mesures de distanciation excessives (comme la suppression des espaces de jeux, l’interdiction aux enfants de jouer entre eux, ou le refus de consoler un enfant) sont inutiles voire préjudiciables » (SFP, Tribune du 13/05/20, ibib). Là encore il fut ainsi nécessaire de rappeler chacun à la juste proportionnalité.

C’est qu’au geste barrière s’est également adjoint la langue barrière, support de la pensée protocolisée, amie et rivale de la pensée spontanément créative ; ce fut par la mise en place des multiples consignes administratives édictées tout au long de la crise que la langue soignante fut vectorisée, pour ne pas dire « contentionnée ». Cette néopensée fut administrée aux « soi-niés » plus qu’inventive et propre à soigner, tant la parole soignante fut presque « covidée » de son génie propre, qui est d’aller au contact des soignés.

Inversement à ce qu’il nous est « permis » de penser, nous soutenons que la « prise de contact » doit pouvoir garder droit de cité afin de transcender les barrières communicationnelles et la sémiologie fut d’ailleurs l’alliée, par la recherche des signes discrets de covidose, de la lutte soignante pour la vie. Reprendre pied dans le soin, notamment présentiel, c’est aussi comprendre que le véritable risque pour les enfants et les personnes âgées, c’est de les priver de leur environnement socio-éducatif ou familial et d’une indispensable continuité de soins.

L’humilité devant les résultats sanitaires s’impose à l’évidence, a fortiori lorsqu’on inclut dans le bilan le sort des « malades abandonnés » parce qu’ils n’avaient pas le Covid[8]. Soignant ou non, ne sommes-nous pas tous des « héros » et des « zéros » ? N’y-a-t-il pas eu une rupture dans notre société[9] ?

Retouchons du doigt la limite entre l’instrumentalisation du soin à des fins de neutralisation et d’exclusion du « malade qui fait peur » et le recours nécessaire, ajusté et raisonnable au soin contraint, dont la crise sanitaire a réinventé les figures qu’il convient désormais de juger au crible de la proportionnalité ; si la quatorzaine et le confinement ont pu s’avérer nécessaires et en partie justifiés par l’impréparation de notre système de santé, quid du double confinement dont nombre de personnes âgées ont souffert en Ehpad ?

Cette limite si nécessaire à repérer et retravailler est étroite, « dépendant d’une appréciation exacte de la situation de chacun, et ne doit pas rejeter a priori des valeurs de fraternité et de solidarité, pointes juridiques du facteur humain duquel la dignité ne saurait être détachée »[iii].

Seul le rappel de nos valeurs cardinales, et particulièrement le réinvestissement de la fraternité nous aidera à dépasser l’impression malsaine qu’une philosophie générale infantilisante du traitement social de la crise sanitaire a inoculé dans le « collectif » : « Nous sommes tous devenus des majeurs sous curatelle. Le message méta-politique a perdu de l’altitude : jadis, les ministres nous parlaient du pacte millénaire de la France avec la grandeur. Aujourd’hui, ils nous parlent de nos diarrhées » (P. de Villiers, ibid : p. 138).

Afin de regagner les chemins fraternels de notre commune humanité, il convient ainsi de méditer plus que jamais l’avertissement d’Hanah Arendt : « « la peur à proprement parler, n’est pas un principe d’action, mais un principe antipolitique dans le monde commun |…] Si la vertu est amour de l’égalité dans le partage du pouvoir, alors la peur est la volonté de pouvoir née de l’impuissance, elle est la volonté de dominer ou d’être dominé »[iv].

[1] Ségur de la santé : manifestations devant des hôpitaux à l’appel du Collectif Inter-hospitalier, publié le 11 juin : https://www.lechiquiersocial.com/évènement/segur-de-la-sante-manifestations-devant-des-hopitaux-a-lappel-du-collectif-inter-hospitalier/

[2] CCNE, 20 mai 2020. Enjeux éthiques lors du dé-confinement :  Responsabilité, solidarité et confiance, Réponse à la saisine du Conseil scientifique Covid-19 du 4 mai 2020 : https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/ccne_-_reponse_a_la_saisine_cs_enjeux_ethiques_lors_du_de-confinement_-_20_mai_2020.pdf.

[3]  Bonnici Bernard, Buisson Anne, Despinoy Lidia, Kieusseyan Nathalie, Le Coz Pierre, Malzac Perrine, Marcucci Laetitia, Mathieu Marion, Matl Elsa, Metras Marie-Dominique, Ravix Valery, Saint Pierre Armelle, Unal Vincent,

« Enjeux éthiques des dispositifs de traçage   dans le cadre de la crise sanitaire » : http://www.ee-paca-corse.com/

[4] Mg Pierre d’Ornellas, Vivre, in Voici L’Homme (Mg André Vingt-Trois présente), Ed. Parole et Silence, 2006 : 129-55.

[5] Cyril Fourneris, Covid-19 : à la recherche du patient zéro en Europe. Euronews, dernière MAJ: 01/06/2020 : https://fr.euronews.com/2020/06/01/covid-19-a-la-recherche-du-patient-zero-en-europe

[6] C. Delcourt, C. Gras-Le Guen, E. Gonzales et al, Retour à l’école et Covid-19 : il est urgent de maîtriser nos peurs et aller de l’avant pour le bien des enfants, SFP, Tribune du 13/05/20.

[7] Soit le mouvement des signes en acte produisant du sens : on parle de processus sémiotique (ou semiosis).

[8] Caroline Tourbe, Ils n’avaient pas le Covid, ils ont été abandonnés, Le Point 2495 du 18 juin 2020 : p. 61.

[9] Loup Besmond de Senneville, L’impact du Covid-19 sous le regard des chercheurs, La Croix du 19 juin 2020 : p. 7.

Références :

[i] Philippe de Villiers, Les Gaulois réfractaires demandent des comptes au nouveau Monde. Fayard, 2020 ; p. 103.

[ii] Régis Debray, Du bon usage des catastrophes sanitaires. Gallimard, 2011 : p 12

[iii] Cyril Hazif-Thomas, La liberté de choix des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques, éd. LEH, mars 2017

[iv] Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ? Seuil, 2014 : p. 128.