Billet éthique : le traitement social de l’épidémie en Ehpad

Dr Cyril Hazif-Thomas

Directeur de l’EREB

La deuxième vague s’installe en profondeur dans le pays et la « guerre » contre la Covid-19 retient toutes nos pensées, mobilise toutes nos énergies, active tous nos processus de défense.

Le choix de mettre la focale sur les EHPAD- USLD (établissement pour personnes âgées dépendantes et unité de soins de longue durée) s’explique aisément si l’on se souvient que ces établissements, au nombre de 7000 en France, ont été cruellement touchés, parce que leurs occupants se trouvent par définition en situation de grande fragilité et parce qu’ils évoluent dans des lieux fermés où la contamination peut se répandre très rapidement. Les chiffrent parlent d’eux-mêmes en cette période de commémoration de l’Armistice : plus de 42000 décès en France dont plus d’un tiers en Ehpad et établissement de soins et établissements médico-sociaux (ESMS).

La menace de nouveaux clusters au sein de ces structures angoisse tant la population, les familles concernées que les responsables, administratifs, directeurs d’ARS, ceux d’Ehpad et ESMS…, ou médicaux, médecins coordinateurs, gériatres, généralistes…luttant sur le terrain pour empêcher le virus de faire, là plus qu’ailleurs, son œuvre mortelle. Ici un Chef de pôle de gériatrie, là un Président de CME, rivalisent d’efforts pour apporter leur pierre au dispositif d’assistance aux Ehpad de leur territoire, et empêcher que le feu prenne dans ces milieux fermés au sein desquels le virus, sprinter exceptionnel, décime en un tour de main, des grappes entières de vielles gens…

Comment ne pas s’angoisser à bon droit d’une telle perspective mortifère et comment ne pas voir qu’avec toutes les mesures de prudence, personne n’est à l’abri ? La fatigue aidant, l’exaspération devant certaines imprudences d’usagers de l’autre, tout conspire pour amplifier la souffrance éthique des décideurs et celle des soignants, ces « premiers de cordée du soin » occupés à plein temps dans cette ascension du « massif de la Survie » par le côté nord ! L’angoisse d’accordage est à son plus haut niveau, ce d’autant que les moyens en personnel se font attendre. L’absentéisme et le surmenage des personnels encore valides finissent de démoraliser les combattants.

Ne nous cachons pas la triste vérité : la sous-médicalisation des EHPAD et leur déficit en compétences spécifiques provoque des tensions humaines, soignantes et éthiques avivées par les suspicions de mauvaises pratiques et de « rétention » de personnes âgées en fin de vie à l’intérieur des Ehpad afin de ne pas « encombrer » des hôpitaux déjà saturés. Mission louable d’un certain point de vue, celui de la santé publique, cependant personne ne peut ignorer qu’un EHPAD n’est pas un établissement de soins, que là n’est pas sa tache primaire. Il n’est en effet pas équipé en personnels et en moyens sanitaires pour faire face à des pathologies lourdes, surtout lorsque plusieurs personnes sont simultanément gravement malades.

Mais comment donc apaiser une situation si dangereusement inflammable ?

La question, lancinante, du professionnalisme de l’établissement reste d’ailleurs toujours à l’arrière-plan, avec le spectre de poursuites en justice et de l’engagement de la responsabilité du directeur ou des médecins devant les tribunaux, dès lors qu’il existe une perte de chance de traitement voire de survie d’un malade. Et de fait, est-on sûr que ce ne sera pas le cas si les bons gestes, les bonnes décisions, le bon jugement clinique ou organisationnel n’ont pas été au RDV de l’impensable déferlement viral ?

Les familles des résidents sont-elles toujours responsables des contaminations à l’intérieur des établissements ? Il serait également urgent d’être au clair quant à la place des tests de dépistage des personnels en Ehpad alors que les premières études ramènent une forte corrélation entre la prévalence de l’infection au sein des personnels et la maladie chez les résidents ainsi qu’entre l’infection des personnels et les décès chez les résidents (2 résidents infectés en moyenne par employé infecté)[1].

La relation aux proches des personnes âgées s’est donc récemment tendue avec la crainte de nouveaux clusters, recensés un peu partout dans les Ehpad en France, et la compréhension à géométrie variable des familles quant à la mise sous haute surveillance de ces structures si propices à voir le « communauvirus » prospérer en leur sein. A la distance relationnelle imposée avec une personne aimée et fragilisée par l’âge et les maladies, son décès parfois, s’ajoute une culpabilisation vécue comme injuste, projetée sur les citoyens et les familles par nombre de médias.

La surveillance est sans doute impérative mais il aurait été avisé d’écouter l’Académie Nationale de Médecine qui, dès le 15 mai dernier, en appelait « à la création de lits dans les établissements de moyen séjour/soins de suites, permettant le transfert des résidents testés positifs. » Et de pointer « que Les personnels en place devraient également bénéficier de moyens humains en renfort afin de pouvoir pratiquer des soins en accord avec les textes qui garantissent le respect du consentement éclairé des personnes et la procédure collégiale. »[2]

C’est dans ce contexte anxiogène de culpabilité induite et d’impuissance douloureuse, avec le retour également de l’angoisse médicale, justifiée, de voir leurs équipes ne pouvoir exercer leur mission en accord avec leur devoir d’humanité, que le discours du blâme risque, lui aussi, de prospérer : « les familles font n’importe quoi », « elles ne respectent pas les gestes barrières », « elles ne comprennent pas la situation », « elles sont agressives avec les soignants »…

Au-delà de la généralisation, ce type d’approches méconnait qu’avec le blâme, il est bien malaisé de s’entendre, de travailler, de co-évoluer. Là plus qu’ailleurs, l’apport des psychologues est à valoriser, en ce qu’ils peuvent être les garants éthiques d’un maintien du lien entre soignants et aidants. Un espace d’écoute éthique permet en effet d’approcher de façon concrète et personnalisée la situation chaque fois singulière, afin de répondre de façon humaine aux difficultés des soignants et des familles des résidents. Il s’agit encore de mobiliser une éthique des organisations en Ehpad qui permette aux professionnels de santé, même dans l’urgence, d’effectuer une évaluation clinique et éthique évolutive de chaque patient.

Les familles et les aidants extérieurs ont besoin d’être formés aux protocoles sanitaires, encouragés et soutenus en particulier lors ou au décours des décisions graves ou des actes difficiles (transfert du malade, protocoles de fin de vie). Une approche pédagogique est indispensable afin de ne pas laisser s’installer une disqualification réciproque entre soignants et familles ou aidants.. Si tel n’est pas le cas, ce qu’on va observer sera aussi dommageable que la mort biologique des Anciens, et la mort de leurs relations à leurs proches redoublera celle des soignants avec les proches aidants.

Déjà, la nouvelle Défenseure des droits, Claire Hédon explique ses alertes : « Nous sommes surtout saisis, durant ce reconfinement, de problèmes de visites des proches dans les Ehpad, de problèmes d’isolement strict. Ces interdictions sont insupportables pour les personnes âgées. Des établissements ont progressé mais pas tous »[3].

Après avoir prié les aidants de respecter les gestes barrières, en cas de recrudescence des clusters, après l’étape de suspicion, ne risque-t-on pas de les accuser ensuite d’en être les principaux responsables, ne les dénoncera-t-on pas dans le même temps qu’on les chassera des espaces de vie partageables avec leurs parents âgés, jusqu’à brûler, sur l’autel de la sécurité sanitaire improbable, le contrat éthique qui les attache à la démocratie en santé, au respect des Droits de l’Homme et de la Femme  ?

La viciation de l’atmosphère relationnelle entre les personnels d’Ehpad et les familles n’est-elle pas un danger aussi grand que la circulation du virus, nouvelle dénomination, plus politiquement correcte, de celle dite des « miasmes », lors du Moyen Âge ? Va-t-on parler, en cas d’aggravation de la situation épidémiologique en Ehpad, de « mauvaises familles » qui elles-mêmes parleront de mauvais soignants, de mauvais directeurs et en attendant des mauvais procès ?

Dit autrement, avec le Grand Âge, devra-t-on se résoudre à ce que se répète l’éternelle mise en accusation publique des proches des personnes âgées embarquées dans cette dynamique de « réflexes d’auto-défense, de repli, de peur du malade » sans compter le toujours possible « désir pervers de le mettre à l’écart » ainsi que l’écrit Georges Duby dans son regard historique autour du parallèle entre la peur médiévale et celle « moderne » relative aux épidémies[4] ?N’y-a-t-il en effet pas de quoi être déconcertés voire médusés par pareille répétition mortifère ? Souhaitons résolument que M. Escande ait tort lorsqu’il rappelle que « Prier, accuser, excommunier, dénoncer, chasser, immoler, le voilà le traitement social de l’épidémie ! » [5] ?

De même qu’il importe de reconnaître l’apport des aidants et des liens de proximité qui nourrissent les résidents, il est éthiquement nécessaire de valoriser les soignants et d’entendre leur souffrance éthique. Toute communication blessante est donc à proscrire, même s’il est question de la bonne observance des consignes sanitaires. Il est malencontreux et inéthique de positionner tant les acteurs du soin que les acteurs du care comme de simples « exécutants », sans recul réflexif face à la rudesse des consignes, dans un vécu de mise à distance contrainte et non négociée des proches.  

[1] A. Sève, V. Rzepecki, F. Dupriez, L. Courtellemnt, J. Parienti, L. Hocqueloux, T. Prazuck, Impact de la prévalence du COVID-19 des personnels d’établissements médicosociaux sur le risque d’infection des résidents : étude prospective dans 17 EHPAD et MAS, Médecine et Maladies Infectieuses, Volume 50, Issue 6, Supplement, 2020,

Page S88, ISSN 0399-077X, https://doi.org/10.1016/j.medmal.2020.06.177

[2] Avis de l’Académie Nationale de Médecine, Épidémie CoViD-19 dans les EHPAD : permettre aux médecins et aux soignants d’exercer leur mission en accord avec leur devoir d’humanité, Bulletin de l’Académie Nationale de Médecine, Volume 204, Issue 7, July 2020, Page 647.

[3] Covid-19 : la Défenseure des droits s’inquiète, Ouest-France, jeudi 12 novembre 2020, p. 6.

[4] G. Duby, Sur les traces de nos peurs, Préface de F. Hartog, Ed. Textuel, 2020 : p 67.

[5] JP Escande, Qu’est-ce qu’une épidémie ? ; Association Médium, 2005/3, (4) : 57-68.